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Quatorze
nouvelles illustrées par l'auteur |
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Une
lune énorme recouvrait le sol de particules d’argent.
Des herbes, comme des petites flèches, jouaient avec
le vent et un homme au regard étrange, barbichette
au menton et feutre vissé sur la tête, me fixait.
Dans ses yeux, ni joie ni haine, juste une pointe d’interrogation.
Il parla d’une voix faible : « Moi, Edward Sheriff
Curtis, mort dans les années cinquante, j’ai
consacré trente années de ma vie à parler
des Indiens. Maintenant, c’est à toi de délivrer
les rêves que tu as captés, mais pour cela, tu
dois être en accord avec le Grand Esprit sans lequel
l’eau, l’air et le ciel n’existeraient pas.
» Un courant glacé me longea la colonne vertébrale,
je crus que l’heure du dernier train avait sonné.
Des images précises d’Indiens s’enfonçant
dans la nuit s’enchaînèrent, sans doute
des Navajos, puis un portrait de Geronimo, daté de
mars 1905, que j’aime beaucoup, leur succéda,
une photo prise la veille de l’investiture de Theodore
Roosevelt. En traversant le canyon del Muerto, une douce chaleur
m’envahit et, plus loin, je reconnus Jack Red Cloud,
le fils du chef des Oglalas, qui me souriait. J’avançai
encore, une jeune Sioux vêtue d’une robe en peau
de daim brodée de perles de verre multicolores ouvrit
largement ses mains, me demandant de la nourriture. Derrière
elle, l’hiver s’était installé comme
une malédiction. Je ne sais pas si Curtis a eu raison
de m’apparaître mais, cette nuit-là, j’ai
compris que je devais réaliser ce livre. Puis, comme
par hasard, l’éclipse de la Lune obscurcit les
ténèbres – une créature du ciel
qui avale la lumière, pour les Indiens… Mais
en vérité, j’ai tant rêvé
d’eux depuis mon enfance qu’il est possible que
je sois devenu, un peu, un des leurs. Sans le rêve,
nous ne sommes rien. Tout au plus, des êtres vides qui
errent sans but… |
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UNE
LUCIOLE DANS LA NUIT |
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Mathias
se souvint avoir quitté l’Europe pour le Nouveau Monde l’été
précédent, en 1849 ; sa mémoire fragmentée revenait par bribes,
il voulait rencontrer Georges Catlin, ce peintre dont l’œuvre
traduisait si bien la noblesse d’un peuple. Dans les stratifications
de son mental encore fragile, il établit la relation entre
sa présence à proximité du Grand Lac Salé, aux confins de
l’Utah et du Nevada, et le vieil Indien croisé dans le port,
à son arrivée, quelques mois plus tôt. Son rêve d’aventure
s’était matérialisé dans des circonstances plutôt macabres…
Il entrouvrit légèrement les paupières, elle souriait en lui
passant un collier d’argent et de turquoises autour du cou.
Il s’abandonnait sans se poser de question, sans imaginer
une signification à ce geste. C’était beau, simplement, et
l’intention rassurante, comme ses merveilleux yeux noisette
dans lesquels il plongeait maintenant. Elle sursauta. Pour
éviter son contact, elle se releva brusquement, le scrutant
du coin de l’œil. Ce qu’elle découvrait semblait lui plaire
au vu des larges sourires qu’elle ne pouvait contenir. Finalement,
elle le prit par le bras. Emprisonné dans cette douce chaleur,
il se laissa conduire jusqu’à un petit camp shoshone composé
de tipis orientés sur les points cardinaux. La grâce de l’antilope
alliée au silence du serpent émanait de tous ses gestes. Mais
pourquoi donc pensa-t-il : nous devons mesurer la même
taille, c’est sûrement un signe ? Elle s’arrêta devant
une tente décorée d’un bison et d’une hermine et, plusieurs
fois, elle désigna l’animal immaculé puis posa sa main sur
sa poitrine. Dans cette société profondément animiste, il
aurait été déplacé d’en rire ; d’ailleurs, les circonstances
ne s’y prêtaient pas et après tout, dans son Berry natal,
on consultait toujours les sorciers. |
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LA
FEMME DU RONCIER |
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Il frissonna. Sa façon d’entrevoir la vérité
ne laissait de place qu’à la sienne. Elle sauta
sur le bas-côté, elle paraissait athlétique
malgré son cache-poussière. Ses éperons
martelèrent le ballast. Elle ajouta, juste pour elle
:
— Dommage, du travail bâclé.
Elle s’approcha d’un wagon verrouillé et
tira deux balles dans la serrure. Les chevaux piaffaient dans
une chaleur étouffante ; elle siffla, le sien sortit
en secouant plusieurs fois la crinière, constellant
son visage de madone des damnés de quelques gouttes
de salive. Elle cria au chauffeur d’y aller, qu’elle
le retrouverait s’il avait menti. Puis elle enfourcha
sa monture et prit la route. Deux heures plus tard, le ranch
se profilait à l’horizon. Une visite prévue
de longue date… Elle franchit l’enclos au galop.
— L’hospitalité pour la nuit, c’est
possible ?
Véra s’avança :
— Oui, donnez-moi vos bagages.
— Je n’ai que celui-ci, je le garde avec moi.
Dans la lumière du couchant, Véra distingua
un dessin étrange ciselé dans le cuir de la
sacoche. Ce jour-là, elle aurait dû se méfier
; loger des étrangers comporte parfois des risques.
Pendant le dîner, l’inconnue tira à plusieurs
reprises sur les manches de son chemisier, un geste qui n’échappa
pas au grand-père. Il avait connu les guerres indiennes
et les premières réserves, prétendument
provisoires, et il vivait depuis dans un mutisme quasi permanent.
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LA
FLAMME STEVEN |
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Ce
matin-là, la flamme de la chandelle posée sur
le bar prit un aspect particulier qui le fit cligner des yeux.
Cette chose fragile et tressaillante l’interpellait,
lui désignait de ses petites langues de feu un miroir
vers lequel il se dirigea docilement, tout en titubant. Dans
le mercure craquelé, toute son anatomie rayonnait d’une
quantité incalculable de minuscules éclats lumineux
; c’était surréaliste, on aurait cru un
buisson ardent. Derrière lui, s’offrait un spectacle
tout aussi déroutant, un Indien assis à même
le sol fumait un calumet d’où s’exhalait
une odeur nauséabonde. Il sentit sa présence
et se retourna brutalement.
— Même ton âme brûle ! lui dit le
vieil homme.
— Qu’en sais-tu ? Tu trouves que je ne suis pas
tombé assez bas, il faut que tu en rajoutes ?
Et il s’écroula en bredouillant :
— Moi, c’est Steven... le grand malchanceux !
Le patriarche le tira à côté de lui, tout
en lui apprenant que lui appartenait à une tribu comanche.
Il enchaîna :
— À ton âge, n’est-ce pas désolant
de se laisser ainsi envahir par le feu ? J’ai connu
aussi ce désagrément, mais j’ai eu la
chance de rencontrer un chaman… et la sagesse de l’écouter.
Il m’a conseillé de me rendre au Mont de la mort
acceptable pour affronter ma vérité, car nous
en détenons tous une. J’en suis revenu apaisé
et, depuis, on m’appelle Flamme accordée...
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LE
FANTÔME DE JEWELS CITY |
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Un
soir d’orage, quand le cadavre de Cocks, troué de balles,
fut découvert au milieu de la rue, personne ne vit s’échapper
de son corps une chose floconneuse et blanchâtre sauf, peut-être,
un coyote qui passait par là ; mais quand bien même il aurait
pu parler, qui l’aurait cru ? Les jours suivants ne furent
que sang, débauche et fornication. Sous le regard attristé
de ceux qui n’avaient pas perdu la raison se rejouait, comme
dans la Bible, un passage terrifiant de l’apocalypse. Une
brute à la voix rauque et mordante déclara devant le saloon
: « Chacun son tour ! Maintenant, la loi c’est moi ! » et
ajouta : « Si l’on peut appeler ça la loi ! » À n’en pas douter,
le mal faisait recette plus que le bien, et Jewels City attira,
de nouveau, crapules et hommes de main comme si ses réserves
en manquaient. Celui qui s’était octroyé la place encore chaude
du marshal régnait comme un monarque sur des indolents titillés
par leur perversité. Les tripots se multipliaient, les terres
se couvraient de friche, et la maladie s’installait dans les
troupeaux délaissés, tout allait pour le mieux au royaume
de Satan, jusqu’au jour où un cow-boy ivre entra au galop
dans la ville : « J’ai vu Cocks à Estelfield, à vingt milles
! Criblé de balles ! Toujours vivant ! » Il ajouta : « Il
est indestructible », avant de tomber de son cheval au milieu
de la rue où il s’endormit. |
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MON
INDIEN |
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J’ouvre machinalement la fenêtre et un vent assassin
me heurte la poitrine. Un vertige. L’idée de
basculer dans le vide me déséquilibre, mais
heureusement, je ne suis jamais seul car, au sortir de l’enfance,
j’ai remué ciel et terre pour garder mon Indien.
En cela, je me différencie de ceux de ma génération
qui ont étouffé le leur – une erreur,
je pense –, c’est la raison pour laquelle j’ai
toujours fait preuve d’une grande discrétion,
personne ne connaît son existence.
J’ai mal dans la cage thoracique, une douleur brûlante
qui me rappelle une vieille blessure, en chahutant, il y a
longtemps... inconscience propre à l’adolescence.
Alors que je n’ai jamais froid, je sens mon corps qui
se glace, une bonne occasion pour appeler Petit-gris, mon
Indien. Il s’assoit sur la rambarde et me questionne
: « C’est pour quoi, cette fois-ci ? » J’ai
honte de lui confesser que je n’ai pas le moral. Il
sourit : « Tu exagères… Il fait froid,
et le moral, tu ne l’as jamais ! » Je l’ai
agacé. S’il y a bien quelqu’un que je ne
souhaite pas fâcher, c’est lui, et aujourd’hui,
je réalise que je ne lui ai jamais demandé d’où
il venait. Pourtant, je l’aime. Je me risque à
l’interroger :
— Qui es-tu au juste ? Raconte-moi…
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JUSQU'EN
ENFER |
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De
la rocaille se détachait des parois du canyon, parsemant le
chemin d’éclats coupants. Bien qu’il imputa l’incident à des
rongeurs, ou à des oiseaux ratant leur nid, il descendit de
cheval et avança prudemment, le fusil à la main, s’enfonçant
dans les cailloux comme dans des sables mouvants. Au fond,
une dépouille humaine adossée à la roche semblait l’attendre.
En première analyse, Brian Clark envisagea une mise en scène
macabre des Indiens, car les lambeaux desséchés des paupières
avaient été cousus et une petite pierre était glissée entre
les maxillaires entrouverts, mais après tant d’années à les
combattre et à observer leurs rites, il acquit la conviction
que c’était l’œuvre d’un malade. Il détailla méticuleusement
la robe en charpie et les longs cheveux, cherchant un quelconque
indice pour l’identifier, mais aucun détail significatif n’accréditait
la certitude que sa sœur ait terminé sa vie aux portes de
cet enfer. Il commençait à reprendre espoir. Entre frasques
et provocations, pourquoi n’aurait-elle pas embarqué pour
la vieille Europe à la recherche de leurs ancêtres ? Mais
le major ne s’était pas trompé, il était suivi, et ce jour-là,
le maniérisme du malheur se sublima d’un raffinement supplémentaire.
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SOSTHÈNE
L'INACHEVÉ |
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Comme si les distances n’existaient plus, Sosthène
se retrouva dans le relief accidenté d’un profond
canyon dont les parois diaphanes vibraient. Les fines lames
du mica qui le tapissait décomposaient les rayons du
soleil sur le sol. Éloïse lui demanda de ramasser
toutes ces particules brillantes, prétextant que le
bien le plus précieux, la lumière, ne se gaspillait
pas ; ensuite, elle le pria de les ingérer, pour
se régénérer. Bien qu’il estimât
sa demande ridicule, voire dégradante, il s’exécuta,
et alors qu’il les avalait, il sentit une vigueur tonifiante
l’animer et des pans de sa vie refirent surface. Il
était venu au Nouveau Monde pour aider les Insurgés
et voilà qu’il était le jouet d’une
femme, certes séduisante, qui l’incitait à
accomplir des actes insensés.
Le défilé aboutissait à une caverne,
un spectacle inattendu, car une clarté bienfaisante
l’éclairait. L’indien transparent lui montra
un disque solaire couvert de caractères indéchiffrables
et lui expliqua qu’à l’aube de l’humanité,
sa destinée, celle de ses compagnons d’infortune,
mais aussi celle des générations à venir
y étaient déjà consignées. Puis
un orage éclata et simultanément la grotte s’obscurcit,
comme si toute l’énergie qu’elle produisait
était passée dans les nuages. Éloïse
le prit par la main et l’accompagna à une table
en obsidienne veinée. |
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LA
SQUAW AQUARELLÉE |
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Il
émergeait dans les effluves aigres-doux de l’œillette
et les herbes aromatiques. Il ouvrit péniblement un
œil, un paquet de mousse aux senteurs inconnues enveloppait
son bras exempt de toute flèche. La jeune squaw qui
avait débouché les tubes de peinture s’en
était badigeonnée, et cette singulière
expérience lui donnait l’aspect d’une grossière
ébauche. À côté d’elle, son
masque d’antilope reposait, comme un trophée
; Jean se sentit rassuré sur un point, il s’agissait
d’une femme et non d’un être hybride. Il
rassembla ses forces.
— Je vous interdis de toucher à mes affaires
!
L’Indienne se retourna :
— Ça va, vous n’êtes pas en état
de dicter votre loi !
Stupéfait de l’entendre s’exprimer en français,
Jean s’exclama :
— Vous parlez ma langue ?
— Plus précisément, j’en parle plusieurs
! Dois-je vous rafraîchir la mémoire ? C’est
vous qui envahissez nos terres, et pas le contraire !... Et
je m’appelle Judi.
Pas la tête à polémiquer ! pensa-t-il.
D’ailleurs, il n’eut guère le temps d’ajouter
autre chose, elle palpait son bras endolori, et il ne protesta
pas quand elle l’ausculta bien au delà.
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NAPI
ET LE CINQUANTE-CINQUIÈME DE TROP |
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Tout
cela ne m’éclairait pas sur ma condition d’humain-bison
– ou était-ce le contraire ? Couché sur
le flanc, je souffrais mille morts. Il philosopha encore un
moment et, pour clore notre discussion, il alluma un gros
cigare. J’étais étonné, je l’imaginais
plutôt fumant un calumet, puis il m’annonça
qu’il repartait pour Browning, la réserve Blackfeet
du Montana.
Il prétendait qu’il s’y sentait bien, mais
il nota cependant que la liberté d’autrefois
lui manquait un peu. Il ajouta que, finalement, ce n’était
pas si grave et il conclut avec cette phrase étonnante
:
— Moi qui ai conçu le monde, il n’y a même
pas une rue qui porte mon nom, c’est te dire !
Je comprenais sa déception, l’épine dorsale
qu’il avait créée avait été
cédée au gouvernement américain en 1905
en échange d’un droit de passage qui ne fut jamais
respecté ; alors, qu’une rue porte son nom…
je découvrais un Napi créateur aussi naïf
que moi. Au bout d’un long moment, je ne vis plus s’élever
dans le ciel qu’un peu de la fumée de sa superbe
vitole et, à ce moment-là, dix magistrats surgirent
comme de véritables cinglés, avec en main quantité
de feuilles à remplir. Ils voulaient tout savoir de
moi, jusqu’au plus petit détail : ce que je faisais,
où je vivais, qui je fréquentais… Leur
hargne et leur indiscrétion me donnaient la nausée.
Pendant qu’ils parlaient, un du Red Power que je connaissais,
Joe, passa derrière eux. Ils l’avaient embarqué
deux jours auparavant et faute de délit, ils avaient
dû le relâcher... Il allait de prison en prison
avec pour unique motif, son appartenance à la Nation
indienne. « Toi aussi, tu y as droit ! » s’exclama-t-il.
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L’ÉTRANGE
AFFAIRE DE WHITE-FIELDS |
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Ils
attendirent que leur compagnon descende de son cheval pour
mettre pied à terre, et quand il se dirigea vers le
saloon, ils le suivirent à un mètre. Devant
la porte, le comité d’accueil faisait barrage.
« Pas eux ! » dit l’un des colosses en les
montrant du menton. L’homme en noir répondit
simplement : « Dégagez l’entrée.
» Il les écarta d’un revers de main et
ils s’installèrent au bar. Muets de peur, ou
d’admiration, les cow-boys et les joueurs attablés
le regardaient discrètement, stupéfaits qu’un
blanc ose faire entrer des sauvages, fussent-ils
des amis, dans un lieu public. Un individu armé d’une
winchester s’écroula du haut du balcon, broyant
la balustrade sous son poids, et s’écrasa sur
une table de jeu. Personne n’avait vu l’étranger
sortir son arme. Le rapport de force établi, personne
ne tenta un autre bras de fer et les trois voyageurs finirent
leur verre sereinement. Avant de partir, le tireur au Stetson
demanda le chemin du domaine des MacLeod, puis ils montèrent
rapidement leurs chevaux et s’éloignèrent
dans un halo de poussière rougeâtre.
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LA
MAISON DE SEL |
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Le
ranch avait été abandonné après
l’assassinat de Blanche de Pommenol. Si les circonstances
et le mobile demeuraient obscurs, personne n’ignorait
que ses agresseurs l’avaient dépecée puis
mise en salaison, et c’est la raison pour laquelle la
communauté choquée avait préféré
l’inhumer dans la prairie. Le sol frappé de malédiction
provoquait tant d’oxydation que chose ou animal y séjournant
devenaient méconnaissables. Fatalité et désolation
s’étaient approprié cette terre qui mangeait
la vie inexorablement. Avec le temps, l’événement
avait donné naissance à une prophétie
disant qu’un jour, un homme entravé, victime
d’une injustice, serait condamné à achever
son existence sur des pierrailles arides et salines. Pour
l’heure, des vents gémissants plaquaient, dès
l’aube, une chaleur insupportable sur les monts alentour,
et la nuit, le lac renvoyait une clarté lunaire qui
rendait le jour presque éternel. Il était impossible
d’y vivre.
En milieu de journée, on entendit des hennissements.
Le convoi des condamnés à mort arrivait de Cherry
Creek, le cocher fouettait les chevaux. Dans sa course vers
la prochaine étape, il avait omis la chaîne invisible
de Sioux qui, comme un collier dont le fil maintenant les
perles aurait été coupé, piquetait le
sommet des montagnes. Ils attendaient patiemment, fiers de
leur indépendance, que l’énorme cage blindée
pénètre sur l’immense étendue stérile.
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LA
CONCESSION À PERPÉTUITÉ DE MORGAN |
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Assis sur une pierre, un métis aux cheveux filasse
qui nettoyait un fusil damasquiné n’avait rien
perdu de la scène. Canon long, tir à longue
portée ! pensa-t-elle. Il se leva nonchalamment
et se planta devant elle :
— Je peux vous y conduire si vous voulez, c’est
sur ma route.
Bien que cette soudaine amabilité la surprenne, elle
accepta. Ils longèrent quelques maisons bordées
de beaux vergers puis, prétextant qu’il s’arrêtait
là, son guide désigna au loin la taverne du
Cochon sauvage en lui précisant qu’elle parviendrait
rapidement à destination.
Lorsqu’elle cria : « Sors de là ! »,
Job le grêlé se précipita rageusement,
l’arme au poing, apparemment prévenu de son arrivée.
Son faciès buriné, toujours aussi laid, ressemblait
à un bloc de marbre endommagé par une main inexpérimentée
:
— Tu m’as retrouvé, pisseuse ! Il a fallu
que tu viennes me pourrir la vie, y’a plus moyen de
déjeuner tranquille !
Elle retira son chapeau et, à l’étonnement
général, sa longue chevelure rousse tomba sur
ses épaules.
— Montre donc si tu as des tripes ! |
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PARTAGE
AU CHEMIN DES LARMES |
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Entre
calme et beauté, il accédait au mystère de la création ; Grand-mère
Blackfeet veillait quelque part. Debra, en transe, ne bougeait
plus. Son rythme cardiaque, devenu très faible, soulevait
à peine sa poitrine, seule la petite musique, de plus en plus
sourde, s’échappait encore de ses lèvres. Un flux subtil,
un chemin de larmes, passait de son corps à celui de Chris.
Ils vivaient un moment d’amour pur qu’ils ne retrouveraient
peut-être jamais, un partage unique qui n’appartenait qu’à
eux. Les ancêtres ne s’étaient pas trompés, il était celui
que toute femme attend, le prince charmant, fut-il des hautes
plaines. Mais lorsque d’anciens masques aux cheveux tressés
et poussiéreux, faits de tissus craquants et décolorés, avec
le noir du vide à la place des yeux, se mirent à défiler devant
lui, son visage se crispa. La scène se précisait ; pour la
rendre authentique, du blé et du maïs avaient été éparpillés
sur le sol d’une salle de musée d’où la vie avait disparu
avec les esprits. Le gardien lui disait qu’il s’agissait de
masques de danseurs Navajos datant de 1904, et il lui répondait
sottement qu’il les trouvait beaux, mais qu’ils sentaient
mauvais. |
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LA
ROUTE DE LA SQUAW PERDUE |
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Tout avait commencé un jour où je m’étais
endormi sous un arbre. Un fort en gueule doté d’une
déplaisante odeur d’ail sauvage m’avait
réveillé, une arme à la main : «
Alors toi, t'es un sacré lascar pour aller t’endormir
sous la femme qu’on a pendue… J’avais jamais
vu ça ! » Mon spécial frontière
avait pris l’habitude de tirer plus vite que ma raison
l’entendait, ce qui m’avait sauvé la vie
à maintes reprises, et je ne réalisai vraiment
qu’en levant la tête, alors que le type s’écroulait
à un mètre. Au-dessus de moi, une jupe de peau
se balançait dans le vent. J’avais fait feu une
seconde fois, libérant la jeune Indienne que je reçus
dans les bras. Ses cuisses étaient tachées de
sang, j’étais persuadé qu’elle avait
rendu l’âme mais, par miracle, ses vertèbres
ne s’étaient pas brisées.
Après quelques minutes, j’entendis :
— Tu n’aurais pas dû le tuer. Il était
mort depuis longtemps, mais il ne le savait pas.
Puis elle avait ajouté d’un ton sans appel :
— Va chercher l’enfant !
— Où ça ?
— À la lisière de la forêt. Je l’ai
caché quand ils sont arrivés. Maintenant, je
connais mon destin. Le Grand Esprit s’est servi de toi
car il ne voulait pas de moi. |
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