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Dix
nouvelles vénitiennes illustrées par l'auteur
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Venise… Un théâtre à ciel
ouvert, hors du temps. La victoire de l’intelligence
sur la matière. Des sons, des odeurs, des couleurs !
Des silhouettes bigarrées s’attardant lascivement,
miniatures de Canaletto prenant du plaisir, contemplant
en silence. Bruits sourds, ruche bourdonnante manufacturant
navires et rames, canons et boulets, l’Arsenal
affairé. Des noms évocateurs : la
Sainte-Ligue, la bataille de Lépante. La flotte
ottomane décimée, une mer de cadavres.
La rude réalité des marins, l’enfer
des galériens.
Ombres furtives sous les arcades, la nuit tombe sur
les chevaux de Saint-Marc, une seconde vie commence
avec les chiens et les loups… Tout se heurte.
Les grandes familles passeront l’été
à la campagne…
D’une messe de Gabrieli aux Saisons de Vivaldi,
de Senso à Mort à Venise de Visconti,
submergé, débordé, paré
du manteau d’Arlequin, je m’endors, nostalgique,
bercé, songeant aux masques, aux étoffes
précieuses. Conquis. Les nouvelles de ce livre,
souvent sombres, s’attachent à ces clairs-obscurs.
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LA
FAMILLE DU CAVALIER NOIR |
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Après
un voyage harassant, entre chien et loup, griffon ou licorne…
le cortège mené par des bêtes ébouriffées
de fatigue pénétra la première enceinte
du domaine féodal. Pas de fleur de lys ici, un lion
ailé et un monogramme au bronze verdissant armoriaient
le seuil monumental. La doyenne, élément incontournable
de la dynastie, ultime décideuse avant Dieu, celle
qui dans le respect des traditions pensait pour tous et jugeait
sans sommation, attendait au balcon. Il fallait en finir avant
que les chevaux de son apocalypse ne rendent l’âme.
Ils stoppèrent devant la porte principale du monolithe
de ses ancêtres qui avaient poussé l’outrecuidance
jusqu’à survivre à maintes guerres fratricides
ayant favorisé la richesse d’un patrimoine maintenant
en voie de déliquescence. Il reconnut le majordome
et les domestiques de son enfance qui, bien que vieillis,
demeuraient vigoureux. Il en déduisit que l’esclavage
étatisé façonne de solides partenaires
pour une partie où les cartes sont toujours cochées.
Une femme âgée recouvrit prestement d’un
autre linge brodé le cercueil qui avait été
posé sur un catafalque ; il se surprit à
approuver la démarche… au cas où la défunte
aurait décidé de contester les lois de la dégradation !
Une malheureuse pointe d’humour qu’il regretta
immédiatement.
Il accepta une frugale collation aux cuisines, l’estomac
un peu noué, bienséance oblige. Il aurait cependant
préféré attendre l’heure du souper,
après les vêpres. Ils passèrent à
table à la nuit. En noir, plus coincée de la
pensée que du geste, l’aïeule présidait.
Impitoyable. Crainte de tous. L’expression, pour une
fois, de circonstance.ns son grenier, Luka noircissait d’une
plume sombre et automatique des pages et des pages, pour ne
pas se consumer, ne pas se dissoudre dans des ténèbres
qui affolaient les dieux, en essayant d’oublier
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LORENZO,
L'HOMME SERPENT |
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Un masque noir passait et repassait régulièrement
devant sa boutique d’antiquités ; cela l’inquiétait,
il n’entrait jamais. Bien sûr, il pouvait n'être
qu’un curieux, un amateur de ces richesses insoupçonnées
aux yeux du profane, alors elle s’était persuadée
que tout cela n’existait que dans son imagination, une
façon d'ignorer la corde mouillée, fût-elle
fictive, qui ne demandait qu’à la broyer en séchant
au soleil. Car Lorenzo incarnait le danger, certains lui attribuaient
des actes criminels. L’un de ses amis avait été
retrouvé près de l’Arsenal, la tête
écrasée, après qu’il lui eût
refusé la vente d’un meuble de Brustolon, et
on lui prêtait aussi des affaires de disparition, mais
jamais preuve tangible n’avait pu être apportée
à un tribunal. Il possédait l’art de tuer
sans bruit et sans exaltation, à la différence
d’un quelconque spadassin.
Puis, comme une source qui ne veut pas tarir vint le temps
des intimidations, des effleurements physiques accompagnés
de coups de dague sans conséquence, juste des petites
égratignures qui cuisent les chairs pendant quelques
heures. Il ne supportait plus sa simple présence ;
pour lui, elle matérialisait cette poussière
qui perturbe la marche en pénétrant dans l’oeil.
Elle, elle le craignait de plus en plus, et même si
elle s’efforçait de surmonter sa peur, la nuit
n’arrangeait rien. Une idée confuse, folle, mais
séduisante cheminait insidieusement : se débarrasser
de lui à tout jamais, une évidence creusant
une ornière de plus en plus profonde, une de ces convictions
dont il faut se méfier pour éviter les pièges
de la colère. |
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MORT
DE L'OMBRE |
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Tout lui revenait en mémoire des petites anecdotes
de l’âge pubère aux histoires les plus
graves, vomies par l’ordre établi qui, sûr
de son bon droit, dépêche les flics à
l’aube. Et pourtant, cinquante années s’étaient
écoulées. Celui qu'il surnommait l’Ombre
se tenait là, à quelques pas de lui, fumant
une américaine, entouré de trois sales gueules.
Il fréquentait encore des types repérables dans
une nuit opaque, rien n’avait changé. Même
dédain, même cynisme. À croire que tout
se décide à la naissance !
Un vent violent souleva son manteau de cuir. Walter reconnut
la crosse d’un Smith et Wesson, un détail qui
lui rappela le fâcheux souvenir d’un divertissement
douteux, un tir sans précision avec un pistolet de
la Première Guerre mondiale… Toujours cette ostentation
de mauvais aloi dans le seul but de se faire craindre, d’inspirer
la peur. Son inquiétude grandissait.
Les deux hommes se toisèrent un bref instant, se jaugeant
comme le serpent et la mangouste, excentrés du décor
de Venise dans un no man’s land imaginaire. Cette fois,
ils ne joueraient pas aux pirates. L’Ombre
s’éloigna des trois nuisibles, à dix pas,
et posa la main sur son holster avec, comme jadis, un rire
grinçant venu des entrailles du mal : « Pan !
t’es mort ! » Tant d’années
pourries pour une ultime confrontation qui ne laisserait que
d’insignifiantes cicatrices.
Walter bondit et maîtrisa sans peine son adversaire
qui s’écroula dans un bruit mat, à peine
perceptible. Une odeur acre se dégageait, il se pencha
sur le corps, l’Ombre tenait l’arme serrée
dans son poing, appuyée contre sa poitrine, mais curieusement
il ne décela pas la moindre goutte de sang sur ses
vêtements. L’empoignade avait tourné court,
c’était la fin d’un cauchemar, mais le
début d’un autre, car un cadavre gisait bien
là, à ses pieds. |
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LES
TROIS COFFRES |
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« C’est
donc vous ce Sylvestre dont Maria me parlait si fréquemment !
Elle m’avait remis ceci pour vous », lui
dit-il en lui présentant un coffre imposant frappé
aux armoiries de sa famille. Au juger, il paraissait lourd.
Des générations de nobles, ça remplit
du volume ! Elle a dû vivre une existence très
riche, pensa-t-il. Pourtant, il lui sembla bien léger
lorsqu’il le prit dans ses bras. Maintenant détenteur
de deux coffres, il réprima un rire nerveux, car d’après
la vieille dame, il en restait d’autres dans la nature.
Il se faisait à l’idée qu’il finirait
sa vie en collectionneur averti. Le prêtre ajouta :
« Vous devez vous rendre chez son notaire, elle
m’a dit qu’elle vous avait également légué
sa demeure. »
Sa demeure ! Une vaste et belle bâtisse dont les
fenêtres aux vitraux colorés, en ogive, de la
façade donnaient sur un étroit canal. Le balcon
de bois peint en vert olive et percé de signes cabalistiques
surplombait une cour. Il se souvenait s’y être
rendu enfant, avec sa grand-mère. Parmi les nombreux
portraits du salon, l’un d’eux l’avait particulièrement
impressionné, celui d’une femme portant au médium
une marcassite en forme d’as de pique entourée
d’un cercle de rubis. L’emblème de la famille.
Une seule idée obséda Sylvestre tout au long
de la journée : ouvrir cette étrange relique,
mais il patienta jusqu’au soir pour faire sauter la
petite serrure dorée et quand il approcha la chandelle,
un vertige le saisit, il était vide, irrévocablement
vide. Comment était-ce possible ? Il le retourna
à plusieurs reprises... rien, pas la moindre explication.
Quand il réalisa qu’il n’avait pas toujours
prêté une attention suffisante à l’enseignement
qu’elle lui prodiguait, parfois à son insu, sa
déception s’estompa. Des souvenirs affluaient,
des bribes de conversations : « Voyez-vous,
Sylvestre, le message à retenir du contenu de ces antiquités,
c’est que tout ce qui n’est pas important s’efface
et disparaît dans le néant. Mais savons-nous
ce qui est vraiment important dans notre vie ? »
Ces coffres servaient à conserver des éclats
de pensée, des fractures d’âme, les biens
les plus précieux… |
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LE
MARCHAND DE LUCIOLES |
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Le signor Pietro Angelo Anselso, lui, fabriquait des chandelles.
Mais aussi des bougies pour les notables, les églises,
et l’éclairage public. Ses fournisseurs, des
marchands génois qui commerçaient avec l’Algérie,
venaient de l’informer que des colonies entières
d’abeilles avaient été décimées
par des épidémies impossibles à endiguer.
Cependant, les mages prétendaient qu’elles auraient
pu résister aux maladies si elles avaient possédé
une réserve de miel suffisante pour affronter la saison
froide. Maintenant, il était trop tard.
Jusqu’à ce jour, que Pietro Angelo soit le dernier
artisan en exercice dans son domaine n’avait inquiété
personne, et avec l’effervescence produite en ville
par l’évasion de Casanova, son décès
passa presque inaperçu. Sa disparition abandonnait
Venise à l’astre des poètes, la cité
des fêtes se préparait à s’endormir.
Tout allait de travers en cet hiver 1756 ! Plus de cire,
plus d’éclairage, plus d’empreinte de cachet
sur les lettres ! Plus de noctambules tapageurs, plus
de jeux jusqu’à l’aube ! Plus d’intrigues
se tramant dans l’ombre ! Les robes d’apparat
rejoindraient le dieu du silence dans les armoires ;
les masques des mondains, figés sur les commodes, affronteraient
l’indifférence des alcôves ; et les
pierreries, en sarabande, n’offriraient leur feu qu’au
clair de lune. Les Vénitiens devraient trouver le sommeil
au coucher du soleil, comme les paysans ignorés à
leur porte, sur la terre ferme… Pendant quelques mois,
le stock du maître chandelier permettrait d’appréhender
la pénurie ; dans les échoppes, la prévoyance
des commis éviterait le désordre, mais il fallait
se rendre à l’évidence, au printemps,
la réserve serait épuisée.
Et en effet, l’absence d’éclairage qui
empoisonna le quotidien fut ressentie comme une malédiction.
La rumeur colportée de port en port faisant état
de cette nuisance portait préjudice au commerce ;
les galères qui n’osaient plus s’approcher
de l’Arsenal restaient au large, comme des cormorans
tristes, et pour prévenir les épidémies,
les denrées périssables étaient jetées
à la mer. Et pourtant, un indice aurait dû attirer
l’attention de la communauté, un avertissement
gravé sur une petite plaque de marbre de Carrare qui
s’énonçait comme une sentence : « La
lumière de la nuit viendra à disparaître
puis reviendra, et seules les âmes nobles en profiteront. »
Depuis quand se trouvait-elle là, scellée par
une main audacieuse, à peine visible dans la lista
du palais d’un ambassadeur, cette bordure de dalles
blanches apportant un semblant d’immunité aux
coquins qui s’abritaient entre la demeure et cette frontière
fictive ? Existaient-ils des précédents ?
Nul ne le savait. |
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LA
VESPA BLEUE |
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Quand la Vespa bleue l’avait heurté sur le
parking alors qu’il sortait de sa voiture, une Fiat
500, affectueusement surnommée Topolino
par les Italiens, Ange avait eu envie de quitter sa lourde
enveloppe corporelle. Ensuite, il avait survolé la
ville, du Ghetto Nuovo aux lions de l’Arsenal, tel
un petit rapace, et dans un halo diffus, tous ces chefs-d'oeuvre
contractés par la distance donnaient à la
cité l’aspect d’un musée en miniature.
Cependant différent des paysages de Guardi ou de
Canaletto… Puis, le voyage s’était interrompu
pendant un bref moment et cette défaillance avait
laissé un manque dans les méandres de sa mémoire.
Il
avait éprouvé une impression désagréable
après avoir empoché son ticket de paiement,
celle d’être dans le Cinquième Élément,
le film de Luc Besson, car la plupart des véhicules
ovoïdes garés sur l’aire de stationnement
reposaient sur des coussins d’air. Sa conception de
l’automobile s’apparentant plutôt à
celle de Ford – un moyen, pas une fin –, et
son pot de yaourt appartenant à la catégorie
des antiquités, il allait devoir s’adapter
aux inexactitudes de son nouvel espace-temps.
Cet hiver-là, le climat était doux. Pas la
moindre aqua alta sur la place Saint-Marc comme
les autres années, juste l’odeur tenace et
saline de l’eau stagnante le long des piliers vieillissants,
et cette atmosphère saturée d’acidité
prouvant la proximité de la citée industrielle,
morbide réalité de l’incontournable
pétrochimie. Comme il s’en étonnait,
quelqu’un lui dit que, pour empêcher l’inondation
de Venise, d’énormes écluses flottantes
isolaient la lagune aux trois passes ; ces digues,
force d’opposition inédite à la mer,
taillaient lentement des paquets d’écume rassurante,
comme les puissantes mâchoires d’un requin blanc.
Le projet Mo.S.E dont on parlait depuis longtemps avait
donc vu le jour, et la Sérénissime semblait
sauvée.
Dans ces conditions, il se trouvait dans un futur proche.
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COEUR
FRAGILE D'ARGILE |
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Flora s’était installée dans l’arrière-pays,
délaissant les quartiers où sa corporation oeuvrait
habituellement, pour ouvrir son atelier aux badauds qui prenaient
plaisir à la voir modeler la terre. Une femme potière
et céramiste, une curiosité à ne pas
manquer dans une société phallocratique !
Outre les objets domestiques, elle aimait travailler la glaise
au gré de son imagination. Plonger les mains sous la
toile de jute humide, en sortir une boule de pâte molle
et la transformer pour son visiteur en portrait, ou en silhouette,
la comblait. Des créations étonnantes, voire
choquantes, à une époque où la représentation
religieuse primait dans l’art !
En manipulant la figurine qu’elle avait façonnée
à son image, Isidorio avait ressenti un apaisement
et il avait tenu à remercier Flora qui n’avait
pu que dire qu’elle utilisait simplement différentes
sortes d'argile qu’elle mélangeait selon un procédé
ancestral, qu’elle mettait un point d’honneur
à la ressemblance, mais que son action s’arrêtait
là. Le notable avait insisté, il était
persuadé qu’elle détenait un pouvoir et
il ne comprenait pas pourquoi elle opposait autant de résistance
à l’admettre. Alors, gênée par tant
de sollicitude, elle avait promis sur le ton de la plaisanterie
de poser une enseigne sur sa porte indiquant : « Atelier
de la terre qui soigne » si des faits similaires
lui étaient rapportés. Confrontés à
des phénomènes troublants, voire inexplicables,
les êtres humains se révèlent parfois
cruels, ou malveillants, et rapidement Flora se trouva au
centre de toutes les conversations. Louanges des uns, contestation
des autres. À Venise comme ailleurs, les différences
dérangent. La confusion envahissait les esprits :
« Quel est son véritable métier,
quel crédit peut-on lui apporter ? »
En contrariant un patricien, elle avait agi sans discernement
et quand elle apprit qu’on la surnommait « la
sorcière », elle s’affola et s’isola,
s’interdisant tout contact avec le public.
Dans la solitude et le silence, elle créait, juste
pour le plaisir. Une chaleur accablante dévorait la
campagne, ce jour-là, lorsqu’elle entendit taper
sur la vitre. Elle cria que l’atelier était fermé,
mais la vieille femme insistait ; elle était accompagnée
d’une fillette, elles paraissaient épuisées,
elle ne pouvait pas les ignorer. Le chemin était désert,
personne ne travaillait aux champs à cette heure-là,
et puis, qu’importe ! elle n’avait plus rien
à perdre. Elle les invita à entrer, tira de
l’eau fraîche au puits et leur proposa des fruits.
Est-il possible d’échapper à la fatalité ?
Cette visite fortuite allait faire définitivement basculer
le cours de sa vie. Après s’être désaltérée,
la vieille Maria raconta leur histoire.
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UN
PARFUM PASSE |
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Il
neigeait sur toute l’Europe, cette année-là,
et la Sérénissime engourdie gardait les paupières
closes. Parfois, un rouge-gorge, petite tache rousse vaporeuse,
dérangeait l’air glacial. Sur la place Saint-Marc,
alors que de luxueux souliers dessinaient d’éphémères
formes dans les flocons qui s’y déposaient légèrement,
les courtisanes s’efforçaient de repérer
les informateurs du Conseil des Dix, masqués eux aussi,
englués dans l’indifférence et l’hypocrisie,
veillant aux bonnes moeurs, traquant et espérant un
gibier, peu leur importait son genre ou sa nature…
Alors qu’à minuit, les douze coups retentirent
à l’église San Giacomo di Rialto, un être
bicéphale au regard fixe dévorant les alentours
se déplaçait avec langueur, comme dans un rêve,
faisant crisser et frissonner dans un vent salin ses soieries
brodées d’or, de perles et d’argent.
Des voix grondaient. Pressentant le danger, des promeneurs
tressaillirent. Des ombres aux couleurs inhabituelles maquillaient
les murs, l’air devenait irrespirable, un drame se préparait.
Des hommes forçaient le passage, bousculaient les badauds,
on devinait les rapières sous de lourds brocards. Depuis
plusieurs jours, le domino à deux têtes les narguait.
Une lame s’éleva et la partie gauche de l’étrange
accoutrement s’affaissa tandis que la droite s’échappait
en riant. Dans la brutalité du geste, le spadassin
avait perdu son masque. Il tempêtait, vain et ridicule,
sa face rougeâtre grêlée par une vilaine
maladie, devant une armature de bois et des étoffes
déchirées.
La vie s’était enfuie, il n’avait terrassé
qu’une chimère. Un enfant pouffa dans la foule :
« Ah, les gros balourds ! Ils n’y arriveront
jamais. » Sur le Grand Canal, la gondole de l’ambassadeur
de France glissait dans la plus froide indifférence.
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GABRIEL |
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Dans
cette sérénissime de libertinage où le
carnaval durait six mois, l’ennui s’était
mêlé au jeu comme un poison lentement distillé
et, au fil du temps, la délation étant devenue
une seconde nature, les Vénitiens dénonçaient
d’autres Vénitiens. Personne n’aurait pu
dire qui avait mis dans la Bocca di leone le pli infamant
qui avait transformé en véritable enfer la vie
de Gabriel. Cependant le compte-rendu de l’espion responsable
de l’affaire mentionnait une lettre fine comme une plume
d’oiseau, fermée à la cire rouge. Rouge
sang. Et une femme aux mains gantées de soie... De
quoi l’accusait-on ? Il ne le sut jamais. Mais,
on lui rapporta ces détails.
Calomnie ou erreur sur la personne, le contexte de l’époque
incitait à la méfiance, car en France, Colbert
s’efforçait d’assurer la suprématie
du verre à la française ; alors, qu’un
secret de fabrication ou qu'une technique artisanale soit
divulguée et l’imprudent encourait la peine de
mort.
Des bruits couraient sur les marchés et des gens bien
informés l'avertirent de l’arrivée de
mercenaires. Il quitta Murano discrètement et sa fuite
le mena vers les anciens bâtiments de la Douane générale,
près de l’Arsenal. Il se réfugia dans
le dépôt d’armes, parmi des sacs de céréales
et de biscuits de mer. Dans ce lieu, certes précaire,
il trouva un abri, et aussi quelques débris de ces
galettes rudimentaires qui, depuis des générations,
sustentaient les marins en partance pour les pays du Levant,
mais en bien peu de temps, ses vêtements prirent des
allures de guenilles. Après avoir été
grand maître du verre, il était devenu grand
maître de la misère ! Il avait perdu toute
confiance dans ses semblables.
Et pourtant, son enfance dans une famille patricienne aurait
dû le débarrasser de toute illusion. Comment
aurait-il pu oublier les agapes dominicales, haut lieu du
cynisme et de l’hypocrisie ! Les généreux
vins de Sicile déliaient les langues, et pendant que
son père – qui aurait exterminé avec joie
le dernier des Ottomans – commentait la bataille de
Lépante, néanmoins vieille de deux siècles,
ses voisins éructaient gaillardement alors que ceux
situés en bout de table s’endormaient avant la
fin de cet épique récit qu’ils connaissaient
depuis toujours. Les guerres, aussi, avaient imprégné
ses jeunes années. |
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DU
SANG POUR QUELQUES OCTAVES |
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Le brouillard qu’un soleil pâle transformait en
brume légère avait envahi la lagune. Les yeux
tristes des lions de l’Arsenal questionnaient toujours
l’horizon et les masques de la Sérénissime
semblaient défier le temps dans les vapeurs de soufre
d’une Divine Comédie s’infiltrant dans
la pierre.
Pour Francesco, le petit lapin, le petit écureuil,
le petit de l’homme, débutait un rituel rodé,
violent, n’offrant rien de religieux. Il courait, il
courait le petit écorché… Sur sa scène,
les trois coups venaient de résonner, et le rideau
se levait lentement en l’absence de toute compassion.
Il courait l’enfant en pleurs, il titubait en sortant
de ce palais du quartier du Castello, à quelques minutes
du Rialto, où on l’avait conduit. Il faisait
un froid détestable, un de ces froids qui vous glace
jusqu’à la moelle des os, et sur le sol, de minuscules
gouttes de sang tiède s’incrustaient définitivement.
Il fuyait un cauchemar qui grossissait à vue d’oeil.
Il rêvait de chanter le petit lapin, le petit écureuil,
le petit fils de l’homme, mais pas à ce prix-là !
Il percevait déjà les moqueries, les railleries
mordantes, les sous-entendus graveleux. Il ne s’inquiétait
ni du lendemain ni de la direction à prendre, son coeur
ne nourrissait qu’un désir : se soustraire
à celui de Venise. Alors, il s’engouffra dans
la calle Carminati, tel un automate, tourna dans plusieurs
venelles, et ralentit enfin ; toutes se ressemblaient,
noyées dans son désespoir, et qu’importe
leur nom.
Trente minutes à peine le séparaient du moment
où il avait renversé une cuvette de sang, le
sien, chez le sénateur Bragadin, et Francesco ne savait
qu’une chose, sa dernière ligne droite passait
par la douleur, il ne cicatriserait jamais. Son amertume grandissait
en regardant miroiter dans l’eau le reflet des palines,
symbole de cette noblesse à l’arrogance insupportable.
La souffrance déforme tout de façon disproportionnée.
Il ignorait même comment il s'était retrouvé
place Saint-Marc, devant ce gentilhomme à l’allure
calme qui buvait un café à la terrasse du Florian.
Avec ce masque et ce manteau noirs, c’est sûrement
la mort ! pensa-t-il, et dans cette étrange silhouette,
il vit la matérialisation de la providence, une porte
d’accès à la délivrance d’une
honte dont il avait perdu les notions de base. Brûlant
de fièvre, il étouffa un sanglot : « Par
pitié, que tout cela finisse ! Achevez-moi, je
vous en conjure ! » Mais, cet homme en noir
n’était ni la mort ni le diable. Et comment aurait-il
pu imaginer qu'il puisse devenir son protecteur !
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