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Dix
nouvelles oniriques illustrées par l'auteur
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Des vallées glacières de Patagonie jusqu’au
fin fond de l’espace, je voyage, prisonnier de
mes rêves. Contrairement à Little Nemo,
je ne tombe pas de mon lit au matin, je me réveille,
et pendant quelques secondes, hallucination ou vérité,
douloureux paradoxe opposant les cellules de mon cerveau,
je ne sais plus où je me trouve. Dans ces sphères
éthérées, j’ai croisé
des êtres se posant la question de notre existence…
alors, ceux qui nous prétendent seuls dans l’univers
devraient se méfier de leurs convictions ; avec
la même assurance, certains affirmaient, au Moyen
Âge, que la terre était plate.
Jules Verne aurait déclaré que tout ce
qu’un homme est capable d’imaginer, d’autres
hommes seront capables de le réaliser. Mes rêves
m’apportent des personnages, des physionomies,
des couleurs, des étoffes, des situations, la
sensation du vent, de la pluie, du froid ; dès
lors, j’imagine et je réalise. J’invente…
on n’est jamais mieux servi que par soi-même.
Des années durant, une silhouette au visage flouté
hantait mes nuits ; comme dans les films d’horreur,
il cognait aux volets, mais je refusais d’ouvrir.
Je le sommais de partir, il restait. Lorsque tremblant
de peur, je me résignais à entrebâiller
la porte, je n’y découvrais qu’un
merle ensommeillé. Je fredonnais le concerto
pour piccolo de Vivaldi, et tout redevenait calme. Peut-être
trop calme, allez savoir…
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L'INSECTE |
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Elle
se réveillait souvent plus fatiguée qu’au
coucher, de mauvaise humeur, bâillant douloureusement,
avec la sensation que sa cage thoracique oppressait ses poumons
et que son étroitesse se répercutait sur tous
ses organes. Et ce masque qui revenait chaque nuit ! Que cachait-il
et pourquoi ? Que d’impressions déplaisantes
qu’elle ne souhaitait à personne !
Ce matin-là, elle avait essayé de se lever sans
y parvenir parce qu’il se tenait sur elle, la regardant
de ses yeux globuleux, noirs comme du jais, dans lesquels,
lui sembla-t-il, son visage se reflétait à l’infini
comme dans une multitude de miroirs. Elle le trouvait lourd,
étouffant même, mais curieusement il ne se montrait
pas agressif ; elle ressentit cependant une série de
piqûres sur ses bras, ses pattes d’allure fragile
possédaient la puissance et la précision d’un
scalpel. Malgré son mètre de long, il ne l’effrayait
pas, et elle l’appelait l’insecte parce que, justement,
c’en était un.
« Je ne te veux aucun mal, lui dit-il, je représente
simplement ce que tu ne comprends pas, ce que tu n’expliques
pas, ce qui t’empêche de vivre normalement. Mais
un jour, peut-être, une lumière filtrera…
» À cet instant précis, elle crut sombrer
dans un cauchemar, un cauchemar pourtant bien visible puisqu’elle
le chassa du revers de la main, surprise par sa légèreté
; au toucher non plus, elle ne le trouva pas désagréable.
Il rit, bien que son geste désinvolte l’ait propulsé
sur le dos. Une situation assez inconfortable. « Si
tu ne me remets pas d’aplomb, je mourrai et tu ignoreras
toujours la raison de ma présence. » Il mentait,
et dans son regard malicieux elle lut sa satisfaction de l’avoir
troublée ; il avait pu éprouver sa nature, il
savait qu’elle ne le laisserait pas ainsi, il connaissait
ses faiblesses. Il ajouta : « Si tu n’agis pas
rapidement, et ce n’est pas l’envie qui t’en
manque, un autre prendra ma place et tu vivras peut-être
pire. » Elle lui sourit : « Pire que quoi ? Ma
vie est déjà passablement chaotique… J’ai
traversé tant de terres interdites, j’ai croisé
tant de personnages de ma propre mythologie, j’ai pénétré
si profondément dans la vase de mes peurs que je ne
vois pas ce qu’un insecte changerait à mon existence
! » |
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NOËL
DE SOLITUDE |
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C'est pour l'avoir descendu de nombreuses fois que Clovis
connaissait les moindres craquements, les moindres gémissements
de son escalier de chêne. Comme des corps bombant le
dos qu’il aurait escaladés, ses marches lui reprochaient
ses hardiesses pendant qu’il fatiguait sur la pointe
des pieds. Je suis le seigneur du château, pensa-t-il,
alors que les chandelles accentuaient son ombre déformée
sur les murs couverts de tableaux.
Chaque hiver interminable lui procurait des moments de bonheur
enfantin. À travers une fenêtre, un sapin clignotait,
des lutins dansaient une ronde autour de lui. Dressé
devant sa porte par des gamins, instigateurs de rêves,
un bonhomme de neige l’accompagnait les nuits de frimas,
mais ce joyau fragile comme une âme sensible percutée
par un monde brutal craignait le soleil de décembre
et au matin, de grosses larmes figées par le froid
nocturne glissaient de ses yeux globuleux.
Au printemps, il se liquéfierait sur un sol souillé
consumant ainsi son amour éphémère pour
sa bonne femme de neige ; mais pour l’heure, Clovis
engageait avec lui de curieux monologues dans un silence ouaté,
remède idéal aux débordements affectifs.
Il murmura : « Je suis le seigneur d’un château
dont le prince s’est transformé en mendiant.
» Il ne s’apitoyait pas sur lui-même, il
philosophait. Il ajouta : « Nous n’avons vraiment
à partager que ce que nous avons construit… »
Et quand à la tombée du jour le vent devenait
mordant, pour conjuguer son présent avec son passé,
il franchissait les marches de chêne, formes statiques,
desséchées et plaintives, pour s’installer
sous l’abat-jour baroque d’une lampe à
pampilles, comme un papillon attiré par un faisceau
lumineux. Il n’existe pas de repos pour les âmes
tourmentées éclatées entre l’enracinement
d’une vie et le désir de s’en arracher.
Dans un fouillis de photos chargé de poussière,
il s’évadait dans le souvenir de ceux qu’il
avait aimés ; des images oubliées se profilaient
en arrière-plan comme des perce-neige dans le brouillard.
Hypnotisé par la douce oscillation des larmes de verre
pleurant sous l’éclairage, Clovis s’enroulait
comme un loir et, dans l’espoir de nouveaux monologues,
il plongeait dans un profond sommeil alors que dehors un chat-huant
dérangé par l’allumage brutal des réverbères
hululait et que des petites chauves-souris traçaient
d’inutiles lignes phosphorescentes. Dans les jardins,
des chrysalides de bombyx du mûrier attendaient le printemps.
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LE VER, LA POMME ET L'HOMME |
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Le gros réveil avait perdu son verre. Le temps marquait
une pause, comme une offrande au dieu de l’inertie.
Les odeurs de cuisson avaient déserté les lieux,
la maison s’était lentement vidée de ses
réserves. Dans les placards, les étagères
n’avaient conservé que quelques traces anciennes
de bocaux posés en désordre ; décoration
dérisoire, les reliefs d’un plat de pâtes
traînaient sur le rebord de la table de travail. L’homme,
qui semblait s’être débarrassé du
quand, du pourquoi, du
comment, s’était installé dans la salle
à manger où restaient encore quelques gâteaux
secs qu’il dévora avec avidité, laissant
çà et là des miettes grasses qui se répandirent
sur le sol et sur la nappe de lin grossièrement tissé.
Au-dessus du bar, une grosse pomme trônait sur un plateau
argenté, une grosse pomme aux nuances irisées,
savant mélange de vermillon et de vert, presque aussi
rouge que celle de la sorcière, dans Blanche Neige…
Qu’il était loin le temps des contes de Grimm,
des albums surannés à la fascinante odeur de
vieux papier achetés dans une librairie de province
! Il lui arrivait de fixer longuement les petits fils qui
s’enfuyaient à l’intérieur du dos
du livre, le nez écrasé au milieu des pages.
Il possédait la faculté de changer la fin d’un
récit lorsqu’un détail lui déplaisait,
et quand il refermait l’ouvrage, la satisfaction d’avoir
assisté l’auteur le comblait.
Puis, le volume retournait à la poussière jusqu’au
soir suivant où il recomposait une nouvelle fois le
dénouement. Avec un seul titre, il pouvait inlassablement
façonner un roman, de quoi meubler toute une bibliothèque.
C’est l’histoire de Blanche Neige qui avait subi
le plus de mutations. L’une d’elles avait particulièrement
perturbé l’héroïne car le prince
ne s’était pas montré particulièrement
charmant ; son argumentation n’ayant pas convaincu
les méchants, il avait dû les transpercer de
sa lance ; ensuite, bien qu’il l’ait gratifiée
de longs et vertueux baisers, il s’était rapidement
éloigné sur son beau cheval. Elle l’avait
donc rappelé d’un ton ferme :
— N’oublierais-tu rien, chéri ?
— Oh, mon aimée… suis-je distrait ! Grimpe
sur mon fidèle destrier, et foulons ensemble les herbes
sauvages et odorantes. Blanche Neige était sa préférée.
Puis arriva le jour où il ne resta plus dans la maison
que la pomme et le couteau assorti au plateau d’argent.
« Je vais dépérir si je ne m’y attaque
pas ! mais c’est la dernière ration comestible…
» songea-t-il. |
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DÉLIRE
VINGT SUR VINGT, IRRADIATION ZÉRO |
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Depuis
quarante-huit heures un volcan bouillonnait sous son crâne,
sa migraine s’aggravait de façon alarmante, et
Virgile craignait le pire, une tumeur au cerveau ; bien que
d’après son médecin, c’était
bénin, juste une histoire de vaisseaux trop étroits.
Il souffrait pourtant le martyre. Mais pourquoi donc personne
ne l’écoutait ? Pourquoi donc sa mère
avait-elle décidé d’avoir un
enfant ? Pendant que son ventre s’arrondissait, il avait
crié : « Je refuse de naître ! »,
mais comme toutes les mères, elle n’en avait
fait qu’à sa tête. Et puis, sa copine,
la cartomancienne qui ne prenait pas cher, – entre copines,
on se rend service – lui avait dit : « Tu mettras
au monde un beau garçon… » Pour lui, c’était
fichu. Il savait d’avance qu’il connaîtrait
l’enfer durant toute son existence. Il appréhendait
le grand extérieur, il ne voulait pas d’une vie
à vivre, il voulait le calme éternel.
En se concentrant bien, il aurait pu faire un ravissant mort-né,
mais déjà, il n’aimait pas contrarier ;
alors, cédant au désir de sa génitrice,
il avait suivi le cordon comme on descend d’une montagne
en rappel. Après quoi il l’avait vue soulagée
et il s’était réjoui aussi.
Mais, quel abruti de se préoccuper ainsi des autres
! Ses sentiments le perdaient et faute d’avoir réagi
à temps, il était là maintenant. Il ne
tenait plus qu’à lui de mettre un terme à
cet imbroglio. Une véritable héroïque fantaisie…
Comme il avait insisté, l’homme de l’art
avait consenti à prescrire un scanner, et c’est
ainsi qu’ils avaient découvert les deux guignols
– un panda roux et un opossum – qui se regardaient
en chiens de faïence dans sa boîte crânienne.
Il va sans dire qu’il aimait les bêtes, mais malgré
l’argumentation réconfortante du radiologue,
ils l’angoissaient quand même, car avec leur sale
caractère, en foutant le merdier là-haut ils
pourraient bien déranger, au-delà du raisonnable,
ses si petites veines. Il avait l’impression de mourir
à la vie, de mourir à la mort. Comme sur une
musique de Bob Dylan.
Il était sorti fatigué de chez lui. Il devait
prendre une décision. Une grave décision. Et
la bonne ! Alors, il avait longé les quais, s’attardant
çà et là devant les boîtes des
bouquinistes, chinant un peu, puis il avait flâné
en remontant le boulevard Saint-Michel. Il prisait particulièrement
ses promenades dans Paris, une ville vivante et attachante,
sans doute un de ses rares plaisirs.
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L'EXILÉ
DE L'INTÉRIEUR |
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Il avait fui le quotidien avec chevalet et pinceaux, en quête
d’inspiration, d’horizons lointains, pour s’installer
dans un décor de feu et de glace ; et dans un bar,
un reflet deviné dans un miroir l’avait séduit,
un reflet qui lui convenait, celui d’une femme au sourire
lumineux, et il avait été vers elle, vers son
intérieur. Ils se comprirent immédiatement,
leurs doigts entrelacés s’improvisant l’interprète
des mots qu’il lui récitait à mi-voix
:
Cheveux d’encre de Chine et porcelaine rosée,
lèvres carmin et blancheur bucolique, cou ciselé,
délicieux édifice, ma joie est de vous voir.
Mais le froid trop intense, les journées sans fin et
l’opacité des nuits transformèrent l’idylle
en maléfice, car au summum de leur griserie, ils s’envolèrent
vers un autre Éden, une maison sans cheminée,
sans hiver, sur une île tropicale.
Après les avoir déposés dans un cadre
paradisiaque, aux abords d’un lagon bleu turquoise,
la goélette assurant la livraison du fret dans l’archipel
avait continué sa route pendant qu’ils découvraient
leur nouveau toit entre mer et montagne. Pourquoi ne l’avait-elle
pas suivi après qu’il ait franchi le seuil ?
Il l’avait appelée, plusieurs fois sans doute,
mais elle avait disparu. Avait-elle voulu explorer les alentours
? S’imprégner de l’atmosphère ?
Elle allait revenir ! Elle ne pouvait que revenir ! Qui se
promènerait des années entières ? Il
ne comprit que bien plus tard qu’il l’avait perdue.
Qu’il l’avait définitivement perdue. Que
de questions en avalanche ! Pourquoi avoir rompu l’harmonie
? Pourquoi avoir abandonné le lieu de leur rencontre
? Que pouvait-il souhaiter maintenant ? La mort ? Oui, la
mort ! La seule issue envisageable à son malheur. Alors,
étranger à la faim et à la soif qui ne
le tourmentaient plus, il s’était assis pour
l’attendre. Il dépérissait, mais son esprit
délivré vagabondait vers des sphères
mouvantes, oniriques… et il lui récitait ses
poèmes :
Cheveux d’encre de Chine et vitraux gothiques, osmose
de couleurs brutales, lourd tribut de l’amour déchaîné,
doux silence complice, ma joie est de vous voir.
Et le temps s’égrenait interminablement. Image
troublante, figure fantasmagorique, il était devenu
transparent, ignoré de ses semblables. |
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VICTORIN
DE LA ROCHELLE |
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Victorin avait prévu de se rendre à l’Exposition
coloniale, à Paris, une manifestation qui mettait
à l’honneur les régions d’outre-mer,
fleurons de la IIIe république. Avec ses pavillons
exotiques, son musée, son aquarium tropical et son
zoo, une véritable invitation au voyage ! Cependant,
la nuit précédant le 6 mai 1931, jour de l’inauguration,
un rêve avait perturbé son sommeil. Et ce rêve
: doubler le cap Horn pour affronter les tempêtes,
comme presque tous ses ancêtres, il l’avait
concrétisé. Certes, dans des conditions particulières
! car à cet instant précis, et avant que l’océan
l’absorbe dans un tourbillon sans fin, il était
allongé sur une planche d’à peine trois
mètres sur deux, son embarcation – un cotre
qu’il avait construit de ses propres mains –
s’étant disloquée en chavirant.
Naguère, en se promenant sur le port, il avait rencontré
des marins, survivants de naufrage, qui lui avaient raconté
qu’en ces circonstances ils avaient clairement vu leur
vie défiler à vive allure ; sans que, d’ailleurs,
grand-chose puisse servir l’instant présent.
Et il en vérifiait la véracité, car
les souvenirs affluaient. Le visage de sa mère, brodeuse
pour la bourgeoisie locale qui s’essayait parfois
à des travaux plus artistiques pour le petit musée
de sa ville natale, se manifesta en premier ; puis il reconnut
le sourire de son père, métallo au grand coeur
qui s’accrochait vainement à une usine qui
battait de l’aile ; ensuite, l’époque
des culottes courtes, des voiliers manoeuvrés dans
le bassin communal, précéda celle des amours
contrariées, puis la vision de ses copains, fidèles
en toutes circonstances, peaufinant les finitions du bateau,
clôtura cet étrange diaporama.
Le sel brûlait ses lèvres déjà
gonflées et ses vêtements s’étaient
déchirés. Le contexte actuel différait
indéniablement de celui d’une fête de la
mer en rade de La Rochelle. Et, contre toute attente, il se
mit à philosopher. Contredisant Nietzche qui prétendait
que l’homme doit aimer son destin, Victorin qui ne comptait
pas son temps ce jour-là préféra se confier
aux étoiles. Et à sa mère. Il cria :
« Maman, sauve ton fils ! », les dieux exaucent,
paraît-il, les prières dans les cas extrêmes.
Puis, allez savoir pourquoi, une image effrayante lui revint
en mémoire, une enluminure très colorée
accrochée au mur de son salon qui représentait
Lancelot du Lac se vidant de son sang. Une appréhension
soudaine l’épouvanta, une peur panique qui
tétanise, celle qu’un requin puisse le confondre
avec un opulent agouti égaré. Comment souhaitez-vous
déguster votre prise : saignante, à point,
ou simplement bleue comme un flot de détresse ? Mais
pourquoi donc ce monologue délirant dans un moment
pareil ? Probablement un zeste d’humour de son subconscient
pour désamorcer la situation…
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POUR
UNE SIMPLE GOUTTE DE SANG |
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On reprochait souvent à Baptiste de n’être
pas sorti de l’enfance, mais le monde des adultes le
terrifiait, il redoutait leur méchanceté ; alors,
il avait décidé de rester dans l’univers
de Lewis Carroll, et si le lapin blanc ne courait plus, s’il
ne remontait plus sa montre à gousset, l’image
du petit animal s’éloignant sous l’épaisse
couche neigeuse lui servant de manteau le rassurait toujours.
Et tant qu’à être affronté à
des malfaisants, il leur préférait la cruauté
toute littéraire d’une reine de coeur coupeuse
de têtes.
Il avait parcouru de nombreux pays, et pour découvrir
la canopée, il s’était hissé au
sommet des plus hauts arbres. Il s’était frotté
au plumage de jolies chouettes qui l’avaient parfois
porté en altitude, il avait conversé avec d’étranges
oiseaux et glissé sur des étoffes de brume.
Un jour, il avait même rencontré Icare, un privilège,
et le partage de leurs souffrances lui avait apporté
un réconfort singulièrement empreint de joie.
Sa quête l’avait conduit ensuite dans une immense
plantation horticole aux abords d’un château.
Les rosiers anglais lui avaient paru géants, disproportionnés.
— Puis-je faire quelque chose pour toi ? avait demandé
une voix veloutée.
Son timbre ne correspondait pas à la personnalité
du hérisson qui venait de pointer son nez, et il ne
voyait personne d’autre à proximité.
— C’est pas moi, c’est Elle, dit l’animal.
— Qui ça, Elle ? s’étonna Baptiste.
— La rose.
— La rose ? Tu te moques de moi.
— Et voilà ! C’est toujours pareil, on
croit jamais les petits ! grommela le mammifère aux
piquants qui, tournant les talons, disparut dans le bosquet
où l’attendaient un verre de lait crémeux
et une tartine aux airelles. Baptiste perçut «
gronch, gronch », un bruit qu’ailleurs il aurait
trouvé incommodant, mais après tout, la compagnie
de ce hérisson ne lui déplaisait pas.
La voix répéta : « Puis-je faire quelque
chose pour toi ? » Cette fois, il avait bien entendu
les mots sortir de la corolle saumonée d’une
rose. Trop d’oxygène ! pensa-t-il en s’approchant
d’elle. Pour la fleur télépathe, faire
preuve d’indulgence s’imposait devant quelqu’un
qui refusait l’évidence.
Il toucha la tige du bout du doigt et une goutte de sang perla
lentement, ce qui le contraria fortement. La goutte de sang,
un liquide biologique, enfin… normalement ! remua comme
un poussin malhabile et humide émergeant de sa coquille,
oscilla et finalement se stabilisa. « On ne se moque
pas d’une réalité naissante. » |
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FAUT
FAIRE CONFIANCE À PERSONNE |
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Cette
année-là, le mois d’août était
torride, le thermomètre s’affolait à Paris.
Avec pour toute aération un vasistas et une fenêtre,
plus de 35°, c’était au delà de ce
qu’Alexis arrivait à supporter ; et le zinc
chauffé à blanc du toit de la mansarde ne faisait
que compliquer les choses. Lorsqu’il ouvrit la croisée,
l’odeur tenace de l’asphalte encore chaud lui
emplit les narines.
C’est une abeille posée sur la barre d’appui,
une hôte probable du rucher du jardin du Luxembourg
tout proche, qui lui offrit l’unique distraction de
sa soirée. Elle hésita un moment avant de pénétrer
dans la pièce, mais comme il ne la chassait pas, elle
décida de s’installer sur le canapé pour
la nuit. Il lui semblait la connaître, mais d’où
? Allez savoir !
Le lendemain matin, il ne se reconnut pas dans le reflet que
le miroir de l’entrée lui renvoyait. Impossible
de mettre un nom sur cet intrus ! La chaleur, ou bien la présence
de l’insecte, avait-elle troublé ses sens ? Atterré
par cette constatation, il entreprit de fouiller l’appartement
en quête de photos, de factures ou de papiers susceptibles
d’expliquer cette invraisemblance.
Il dénicha dans un tiroir des coupures de presse qui
relataient des affaires similaires, ténébreuses,
et non élucidées. L’occupant des lieux
paraissait obnubilé par un fait divers. L’un
des articles se terminait par : « Et bien que le nombre
des agressions meurtrières augmente, la cellule de
cybercriminalité ne se prononce pas quant au commanditaire
de ces méfaits, qu’il s’agisse d’une
abeille programmée ou pilotée à distance.
»
Certains jours, tout s’enchaîne dans une chronologie
contrariante. On aimerait rembobiner le film de sa vie, mais
il casse. On le lâche, on le piétine de rage,
ça calme les nerfs. Une thérapie, paraît-il,
recommandée.
Alexis se posa la question incontournable : pouvait-il être
ce personnage odieux, le Big Boss d’une abeille tueuse
? Ridicule ! Non, il refusait en bloc cette hypothèse.
D’ailleurs, il n’entendait goutte à l’informatique
ou à la cybernétique, et il avouait lui-même
y être allergique.
Son invitée dormait profondément. Il
s’habilla précipitamment, conscient de son besoin
de s’aérer, et referma doucement la porte pour
ne pas la réveiller. Une fois dehors, il récapitula
: il ne fréquentait pratiquement personne, il ne souhaitait
éliminer personne, dans quel but aurait-il élaboré
un projet aussi absurde ? Tout semblait tellement hors-norme
qu’il devait prendre des précautions. Il nota
l’adresse de l’immeuble, au cas où il ne
saurait pas revenir chez lui. Si c’était effectivement
chez lui… Il trouva le ciel opaque, la pollution qui
envahissait l’atmosphère rendait l’air
irrespirable.
Il choisit de s’orienter vers ce qu’il connaissait,
flâner dans des endroits qu’il affectionnait pour
ressentir des impressions familières et se remettre
en phase avec son itinéraire personnel.
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OISEAU
HUMEUR NOIRE |
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L'oiseau
avait compris dès sa sortie du nid qu’un douloureux
dilemme se cachait au plus profond de son être, qu’il
lui faudrait choisir entre le monde d’en haut et celui
d’en bas. Son père, Oiseau Tonnerre, l’appelait
le monde des ténèbres ; il portait dans sa chair
les stigmates d’une volée de plomb qui avait
failli lui être fatale, une brûlure indélébile,
ainsi que de féroces railleries, un moindre mal. Il
n’était pas pressé de voir sa progéniture
s’enfoncer dans le noir.
Pour l’instant, son fils planait au-dessus des cimes,
mosaïque mobile que le vent agaçait. Insouciant.
Il grandissait. Il apprenait vite, plus vite que ceux de son
espèce et, bien qu’ignorant les arcanes de ce
sombre univers, il en comprenait déjà la langue.
Le voile de ses certitudes s’était déchiré
et Oiseau tonnerre s’en inquiétait. Il décida
de le mettre à l’épreuve. Oh ! simplement
qu’il choisisse l’endroit où il comptait
devenir celui qui correspondrait à son moi profond.
C’est ainsi qu’il l’entraîna à
proximité d’un bâtiment jouxtant un enclos
glauque et répugnant où survivaient des poules
pour lui montrer les camions sortant de l’usine qui
emportaient les vieilles pondeuses maintenant improductives
pour les exterminer. Le regard de l’oiseau passait de
la route à son père pendant qu’il poursuivait
: « Si tu veux expérimenter ce néant de
la vie, il faudra sacrifier ton indépendance en rognant
le bout de tes ailes, et cela pour t’adapter à
cet environnement que j’ai fui lorsque j’ai réalisé
que l’homme avec qui je pensais bien m’entendre
ne me considérait pas mieux que la cage dorée
dans laquelle je vivais. Quand j’ai pris mon envol,
il a saisi sa carabine et dès qu’il m’a
eu dans sa ligne de mire il a essayé de m’abattre.
Par amour, sans doute ! et j’ai appris en ces tristes
circonstances que l’on peut tuer ce que l’on ne
peut posséder. »
Ces révélations rendirent les jours suivants
fort désagréables ; l’oiseau trouvait
la couleur des feuilles plus terne, l’odeur du vent
moins suave, et pourtant il ne se sentait ni du haut ni du
bas. Respectant son choix, cependant ressenti comme une cassure,
la famille se réunit quand sa décision fut prise.
« Maintenant, tu t’appelleras Oiseau humeur noire
», dit son père en épointant ses plumes,
puis il ajouta : « Pour que tu ne t’écrases
pas en touchant ce monde des ténèbres, je te
porterai et, à deux mètres du sol, je te laisserai
planer et te poser en douceur. Tu devras veiller à
ne pas te blesser ; pour un oiseau, parler leur langage représente
déjà un handicap, mais infirme… tu serais
traqué ! Ton sort ressemblerait étrangement
à celui des poules que je t’ai montrées.
»
Lorsque, pour la dernière fois, l’aile de son
père effleura la sienne, son coeur s’emballa.
Il n’oublierait pas aisément la déchirure
qu’il éprouva à cet instant. |
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LE
NOCTURNE DE LA CONSTELLATION AUSTRALE |
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Fresque mouvante entre Scorpion et Centaure, le Loup n’avait
rien à prouver. En levant les yeux, certaines nuits,
je ne pouvais que l’imaginer. Au matin, un voile de
nuages l’effaçait et nous nous fondions dans
l’aube naissante. Tout avait commencé pendant
les grosses chaleurs de juillet, en l’absence de vent.
Le soleil déclinait. Les ardeurs de seize heures qui
nous accablaient nous figeaient au fond de la barque, nos
paupières fatiguées nous affranchissant du monde
réel. D’énormes mouches aux ailes irisées
et transparentes fripaient la surface de l’eau et la
montagne racontait des scènes rupestres ; j’ignore
encore pourquoi un souvenir d’Angleterre me revint à
cet instant en mémoire, le magnifique cheval géant
gravé dans le calcaire de la colline de Westbury.
Des loups noirs longeaient lentement le fleuve, se déplaçant
comme des humains, en file compacte. En tête, deux d’entre
eux en tenue de cérémonie ouvraient la marche
et leur posture incongrue accentuait les sueurs froides qui
perlaient sur nos visages. Six autres les suivaient, le poitrail
orné de symboles. Ils transportaient un brancard de
petite taille, probablement un louveteau, en émettant
par intermittence des sons qui ressemblaient à des
battements de tambour. Puis ils disparurent.
Cet évènement était-il réel ou
était-ce le fruit de notre imagination ? Nous n’avions
consommé que nos maigres réserves, aucune cueillette
hasardeuse n’aurait pu perturber nos sens ; aussi, conscients
qu’il resterait gravé à tout jamais dans
nos mémoires, nous avons tout de suite opté
pour une hallucination collective. Après leur disparition,
l’un de nous lança : « Enfin, cette terre
est redevenue chrétienne ! »
Des douze qui formaient notre équipe au départ,
nous n’étions plus que quatre à descendre
ce fleuve interminable à l’opacité angoissante.
L’accostage nous épuisa. Les berges érodées
par les pluies successives donnaient peu de chance aux embarcations,
le cordage lancé autour d’un arbre empestait
le moisi. Un morceau de métal rouillé m’avait
entamé le bras, ma fièvre ne diminuait pas.
Nous avancions comme des somnambules, nous n’avions
pas pris un bon repas depuis longtemps. La façade d’une
masure désertée nous aida à sortir de
notre torpeur. Malgré son aspect peu engageant, Armelle,
mon épouse, qui n’avait pas prononcé un
mot jusqu’ici s’exclama : « On s’arrête
ici ! Ce sera chez nous. » Devant ce spectacle apte
à anéantir la meilleure volonté, nos
compagnons prirent congé prétextant qu’ils
continuaient vers l’ouest. En voyant leurs mains tendues
à l’horizon, nous réalisâmes que,
désormais, nous serions irrévocablement seuls.
Le lendemain, un bruit sourd nous surprit, un vieil homme
frappait à notre porte. Le sourire grave, il franchit
en curieux le seuil de notre foyer ; son faciès sillonné
par sa propre histoire me rappelait un portrait de Bruegel
l’ancien.
— Vous voulez vraiment vous installer ici ? Je le crois
pas ! mais, vous pouvez… il y a bien longtemps que son
propriétaire a quitté cet endroit abandonné
des dieux
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