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Un
recueil de quarante-sept nouvelles allégoriques |
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Notre partie obscure peut nous être
révélée à la suite d’une
douleur intense, nous conduisant vers un monde aveugle et
désespérant. Sur la ligne qui mène
de la vie à la mort, une femme, comme une évidence,
m’a imposé de descendre à la station
Enfer et j’ai vu vaciller tout ce qui ressemble de
près comme de loin à la paix. Le fil me retenant
à l’univers avait cédé. Mon imaginaire
réveillait les écorchés de Fragonard,
un boeuf rougeoyant de Rembrandt, des soldats de Gromaire.
La lune et le soleil jouaient un requiem sur le clavier
de l’insupportable, puis ce fut l’obscurité
de la nuit. D’innombrables pièges guettent
ceux qui arrivent mal armés. La femme oiseau de mes
rêves me viendra-t-elle en aide ? M’emportera-t-elle
sur un rayon céleste ? Plus de plaies, plus de pleurs,
juste la poussière du cosmos comme vecteur du destin.
Qu’espérer d’autre ? La totalité
des couleurs me plongeant dans le blanc, ou le noir absolu,
allez savoir ! Mais qu’importe… je serai enfin
libre.
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LE
RUSSE BLANC DU PASSAGE CHOISEUL |
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Cet
homme avait envahi mon imaginaire. Je ne connaissais que son
prénom, Boris, et je m’en contentais ; je ne
voulais pas perdre un gramme de cette relation déclinée
sur plusieurs époques dans l’ambiance d’un
café. Un jour, il me proposa de l’accompagner
chez la princesse Akoulina qui tenait salon dans son appartement.
Elle réunissait des compatriotes émigrés
autour de tables d’échecs, ou au creux de quelques
causeuses aux griffes d’aigle dont la dorure avait cessé
de raconter une histoire. Je ne m’y rendis qu’une
seule fois. Je ne raffolais pas de ces cercles aux lumières
tamisées qui, sans être clandestins, sentaient
trop l’exclusion. Pas une ombre de rouge dans les propos
énoncés par ces visages décadents qu’auraient
prisé Visconti ou Fellini. Que du blanc, plus blanc
que blanc ! C’était fascinant, mais je n’avais
pas envie d’extrapoler sur qui avait commencé
à séduire et qui avait tout refusé en
bloc, et l’impression qu’un instant après
j’allais entendre « Moteur, scène 4, on
la refait ! » me déplaisait. Boris s’en
rendit compte, nos rendez-vous se limitèrent alors
aux bars à vins. Un jour, il m’interrogea sans
préambule :
— J’espère que je ne vous ai pas révélé
trop de choses…
Je ne compris pas ce qu’il suggérait ; je lui
demandai de préciser sa pensée.
— Vous ne feriez pas partie de la police politique,
par hasard ? ajouta-t-il. |
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PRÉSENCE
INSUPPORTABLE |
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Je
me réveille. Je vais à la fenêtre.
Je ne suis pas étonné qu’il soit encore
là.
« Qui ? » me direz-vous.
Le chacal qui me surveille… Sa maigreur me fait songer
à Anubis, il aurait pris tout son temps pour ressurgir
du plus profond de l’Égypte pharaonique. Une
force obscure à laquelle il ne peut échapper
le dirige ; il est confiant, calme, sûr de lui. Il a
un cœur ensanglanté, fraîchement arraché,
en guise de collier autour du cou. Sa maîtresse n’est
pas loin, je la sens, elle erre. Elle éprouve une étrange
jouissance à me torturer. Bien sûr, je n’ai
pas su y faire ! J’aurais dû succomber avec elle,
emmuré dans une quelconque nécropole, mais il
est dur de dire : « Je vais mourir avec vous. Je vais
disparaître pour vous être agréable, pour
satisfaire à vos caprices ! » Je n’ai pas
eu, je dois l’avouer, ce courage ; même si je
l’aimais, ce sacrifice était au-dessus de mes
forces. Alors, chaque jour, elle me le fait payer. Très
cher. |
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JÉRÔME
PATURON DIT LE RÊVEUR |
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Depuis
qu’il avait vu à la bibliothèque du Petit
Palais une gravure de Dürer datée de 1513 portant
un titre sombre et sans ambiguïté : Le chevalier,
la mort et le diable, il avait perdu le goût du travail
et la logique n’avait plus droit de cité ; le
défi et l’onirisme avaient pris sa place et ce
curieux mélange produisait sur Jérôme
l’effet d’une drogue. Pour qui n’a approché
le monde équestre que dans ses rêves les plus
fous, cette inclination paraissait irréaliste. Mais
Jérôme ne se décourageait pas et, pendant
que Margaux achevait fébrilement la broderie des fleurs
de lys sur sa tunique, lui rôdait autour des écuries
interdites au public. Il faisait chaud, les palefreniers donnaient
régulièrement de l’eau fraîche aux
chevaux qui piaffaient dans leur box. La nuit, il lui arrivait
de se glisser à l’intérieur pour humer
les odeurs puis il s’endormait, guerroyant aux côtés
de Louis le Débonnaire.
Depuis quelques jours, il maîtrisait son rêve,
il sentait une présence bienveillante. Parfois, il
percevait des mots qu’il ne comprenait pas, mais un
soir, il entendit nettement au creux de son oreille : «
Renonce, il n’est pas trop tard », puis «
Plaie au paturon de ton cheval ». Qui veillait sur lui
et d’où venait cette voix ? |
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QUI
EST LE JOUET ? |
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Elle
me tenait par la main, la Chose. Elle m’accompagnait
partout. Même dans mon lit, je devais lui laisser une
petite place.
La Chose était rassurante, sécurisante, séduisante.
Je me sentais protégé. Elle vivait parce que
je vivais. J’ai su beaucoup plus tard qu’il y
a deux sortes d’humains : ceux qui en possèdent
une et ceux qui en sont dépourvus.
C’est, paraît-il, la première chose –
si je puis dire – que l’on voit en ouvrant les
yeux, à sa naissance. La Chose vous regarde avec amour
et attention. Elle fait des gestes que l’on ne comprend
pas et la tendresse vous envahit, vous nimbe dans un cocon
qui s’épaissit d’année en année.
C’est apaisant, agréable, troublant même.
Pendant longtemps, on en redemande. |
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LE
PRINTEMPS NE REVIENDRA PLUS |
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Il
avait conditionné son imaginaire, tissant un parallèle
avec les artisans marocains qui teignent des étoffes
: dans un bac l’indigo, dans l’autre la garance.
On imagine mal comment le propre, le neuf, tout ce qui sent
bon peut venir à manquer. Pour donner le change, apporter
un semblant de crédibilité à ses paroles,
il inventait, ouvrant chaque jour la boîte de Pandore
du délire en espérant trouver pour elle le mistral
gagnant pour une nouvelle existence. Mais de mensonges en
illusions, de regards détournés en crises de
larmes, il sentait sa réserve d’arguments se
vider. Serrer les poings, serrer les dents, assister désarmé,
sans broncher, à une histoire qui foutait le camp…
il aurait voulu hurler à la mort, lui renvoyer son
désespoir, mais il étouffait ses mots, et c’était
mieux ainsi.
Elle partit sereine, mais en lambeaux, par petits bouts de
vie, comme une bête impuissante qui regarderait la meute
de fauves lui fouiller les entrailles. |
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LA
BÊTE DES PROFONDEURS |
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À
force de contempler la mer, sa vision s’était
affinée, un gigantesque mammifère marin flottait
quotidiennement au large. Un jour, la forme s’était
enfoncée et, pendant quelques secondes, un fin jet
d’eau avait marqué l’emplacement. Amélie
était entrée dans la cuisine pour prendre un
couteau aiguisé et après avoir vidé une
petite bouteille et trouvé un drain improvisé,
elle s’était entaillé le bras et avait
laissé couler son sang. Une scène inouïe
quelques jours auparavant. Ensuite, elle s’était
dirigée vers le rivage, décontenancée
par sa propre détermination car sans comprendre pourquoi,
elle pensait qu’elle devait aider cette bête.
Après s’être immergée lentement,
elle avait deviné, étonnée, des marches
sous ses pieds qui éloignaient sa peur. Elle avait
ouvert le flacon et piqué cette énorme masse
de souffrance qui semblait absorber la sienne. L’animal
avait à peine gémi. L’eau de mer ne s’était
pas mélangée au sang et elle n’en avait
pas été surprise. Sans même savoir s’il
était compatible avec celui de cette créature
dont elle ignorait tout, elle en avait apporté chaque
jour et plusieurs fois, en sortant de l’onde, elle avait
croisé un être hybride. « Vous vous y prenez
très bien, je n’aurais pas fait mieux »,
lui avait-il dit, avant de disparaître à son
tour dans les profondeurs. |
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L’EXHUMÉ
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Les
rayons du soleil ne touchaient plus la terre. Pas besoin de
consulter les oracles, il ne restait qu’une saison :
l’hiver polaire, un temps bien particulier. Le doute
et la peur n’existaient plus, il ne subsistait que des
certitudes. Ceux qui savaient cacher leurs opinions préservaient
leur chance de trouver du travail, car exercer une profession
était devenu chose rare, mais il fallait toutefois
donner l’illusion d’avoir une activité.
Le monde s’était divisé en deux groupes
: l’élite pensante, qui disait maîtriser
le savoir, et les exécutants qui n’avaient qu’à
assimiler un amalgame d’ordres ou de conseils habilement
suggérés. Cette allégeance ne les rendait
pas malheureux, ils ne connaissaient rien d’autre. La
connaissance du passé avait disparu avec les livres
enfouis au sein d’une nécropole secrète,
dans des caissons plombés ; quant aux esprits susceptibles
de réveiller les consciences et l’imagination,
ils croupissaient dans des bagnes, sur des galaxies ignorées
de la population. Pour éviter la morosité, la
direction informatique des nouveaux arts d’État
avait été missionnée pour qu’un
hologramme de ciel printanier décore en permanence
la voûte céleste. |
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LE
CŒUR DE LA BELLE |
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Mobilisé
avec tant d’autres, il était parti à la
guerre. Ses lettres disaient son désespoir : brimades,
marches épuisantes, de jour comme de nuit, charges
surhumaines, armes et munitions plus que nécessaires.
Des milliers de kilomètres l’éloignaient
de sa belle, il ne résistait que pour elle. Climat
éprouvant, nourriture avariée, amaigrissement
obsédant… il touchait le fond. L’insoutenable
avait atteint son paroxysme, il comprit qu’épreuves
et détresse le conduisaient au trépas.
« Envoie-moi ton cœur pour me soutenir. »
Une métaphore...
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CE
QUE MURMURE LE VENT |
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Mardi
Audoin redemanda à mourir et cette fois quelqu’un
répliqua : « Plus tard ! » Servait-il de
cobaye ou bien étaient-ils trop nombreux à revendiquer
la même chose ? Un peu plus tard, un parfum plaisant,
du mimosa mélangé à de la fleur d’acacia,
peut-être un soupçon de violette, se répandit
dans sa chambre. Le vent n’apporte pas forcément
la tempête. Il réclama à tout hasard :
— Quelqu’un va-t-il enfin me donner la mort ?
La réponse fut directe :
— Non !
— Qui parle ?
— Moi, Hélène ! Et la voix ajouta : de
Senlis.
— Ça me fait une belle jambe… mais je trouve
votre présence agréable !
Il entendit le bruit d’un tabouret qu’on déplace
doucement puis une main délicate se déplia en
corolle et déposa sur son lit quelque chose qui remonta
lentement jusqu’à son bras gauche. Il sentit
une douce tiédeur, comme un petit animal qui ne lui
sembla pas plus gros qu’un lapereau. Il essaya de le
caresser, mais des dents lui saisirent un doigt, sans serrer,
pour lui montrer qu’il ne fallait pas aller trop loin,
puis il se blottit au creux de sa paume. |
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LES
BAS NOIRS |
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Après
avoir échangé avec Pierre quelques souvenirs
à ne pas mettre dans un carnet de bal, elle se faufila
parmi les invités déguisés, toute de
noir vêtue, une longue soie indienne indigo autour du
cou. Elle s’assit au piano et plaqua quelques accords
; personne ne se préoccupait d’elle. Elle appuya
sa nuque sur le dossier du fauteuil et s’endormit. On
aurait dit un croquis d’Ingres jeté dans un monde
profane. Jana conseilla à Pierre de la laisser, on
éviterait ainsi la première salve de propos
assassins. Avec une furieuse envie de rire, il abonda en son
sens mais resta, à son propre étonnement, d’une
correction exemplaire. La situation l’agaçait.
Il se dirigea vers la cuisine pour aller chercher du café.
Après en avoir glissé une tasse devant elle,
il posa la main sur son épaule, ce qui eut pour effet
de la sortir d’un rêve où elle était
visiblement mieux.
— Voici le précieux breuvage !
— Ça fait longtemps que je dors ? demanda-t-elle.
— Non… mais assez pour avoir échappé
au discours soporifique de Gwendal ! Bon, bois ça et
ensuite joue pour moi, ça en rebranchera peut-être
d’autres ! |
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PLUME
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L’instituteur
avait fait entrer les élèves dans la classe
et s’était assis à sa table. Avant de
procéder à l’appel, il demanda au nouveau
de se présenter.
— Comment te nommes-tu mon enfant ?
— Plume de rouge-gorge, monsieur.
— Ce n’est pas un nom cela, ni même un prénom…
— Mais c’est le mien dans ma tribu, celles des
Cherokees !
— Tu dois comprendre que je ne peux pas t’appeler
ainsi ! D’ailleurs, ce nom ne figure pas dans mon registre.
— Si ! C’est Plume de rouge-gorge parce qu’il
porte la mort sous son cou.
— Il ne faut pas penser à ces choses-là…
L’enfance, c’est l’innocence !
— Moi, c’est pas pareil. Je vais bientôt
rejoindre les neiges éternelles.
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MALICIA
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« Bonhomme
imitait parfaitement le cri du chat-huant ; comment fut-il
recruté, nul ne le sait. Son drame, c’est cette
histoire d’amour, car il y perdit plus que la raison.
À travers l’épaisse fumée qui se
dégageait du bois humide du feu de camp, il fixait
l’horizon jusqu’à la nuit, plongé
dans des rêveries peuplées de hobereaux, de princesses
et de dragons. Il sentit une main se poser sur son épaule
puis il entendit une voix, à la fois douce et profonde :
"Alors jeune homme, on a rejoint les royalistes du marquis ?"
Il se retourna en tremblant. "Mon prénom est Malicia,
mais mon nom doit rester secret, lui dit-elle, car je dois
protéger ce qu’il me reste de famille. Peu d’entre
nous ont échappé à l’extermination !"
Très intimidé, Bonhomme se fit violence et osa
la regarder en face. Il n’aurait jamais imaginé
qu’un jour il côtoierait une aussi belle jeune
femme quand, au risque de se rompre les os, il grimpait dans
le tilleul pour entrevoir les réceptions au château
de sa bourgade natale. De ses beaux yeux vert jade constellés
d’éclats dorés émanait une froide
détermination et de tout son être, un singulier
mélange de grâce et d’extrême lucidité.
Il dénota aussi un semblant de cruauté dans
sa voix. » |
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LA
PORTE DE VERRE |
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Le
vitrail se déforme et grimace, ils sont revenus. Les
masques effrayants se tiennent derrière la porte de
verre, ils attendent mon premier faux pas. Je suis foutu si
je l’ouvre. Celui qui la traversera paiera un lourd
tribut au dieu des fantasmes du crépuscule. Des silhouettes
noires dansent dans le vent tachant l’obscurité
sans espoir, rapaces nocturnes transpercés de flèches,
grands cierges affûtés comme des sabres. Dans
ce monde incertain, les allers sont achetables, mais les retours
se négocient à prix d’or au marché
de l’aube. Nul ne peut dire comment sera la nuit : longue,
vénéneuse, charbonnée, éclatée
ou statique ? Les ténèbres voient tout, savent
tout, sur tout. Elles connaissent mes peurs, mes désirs,
mes pensées les plus terrifiantes. Elles se repaissent
de mon accablement, elles se nourrissent de moi. |
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LE
BATEAU CÉPHALÉE |
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À
plusieurs reprises, un curieux phénomène s’était
produit, le bateau avait rompu ses amarres pour ne revenir
qu’à la tombée du jour, naviguant sans
personne à son bord, comme une entité vivante
et indépendante. La logique veut qu’un voilier
ne glisse sur les flots qu’avec un équipage au
complet, mais Joachim avait dû se rendre à l’évidence,
le sien possédait une vie propre, une âme. À
force d’y mettre trop d’amour, le mauvais œil
avait-il gagné le navire ? Il avait fini par penser
qu’il n’aurait pas dû lui parler comme à
un être humain en le construisant. Cependant, les villageois
et les touristes qui embarquaient régulièrement
ne se préoccupaient pas de qui le gouvernait et cette
totale confiance ne s’incluait pas dans ses attentes.
L’entreprise avait échappé à son
créateur. Les arbres n’étaient pas morts,
ils survivaient à travers elle, et les badauds se faisaient
complices d’un bâtiment incontrôlable. Une
sorte de Golem s’était concrétisée
entre ses mains. Il aurait dû se satisfaire de ce pied
de nez aux conventions, mais dans un monde englué dans
le matérialisme, la hantise d’être différent
s’ajoutant à cette œuvre alchimiste avaient
produit un imprévu décapitant. |
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NUIT
AVEC BROUILLARD |
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La
lumière revint après une courte panne d’électricité. En entendant
la chasse d’eau, Lucca pensa : Dire que nous sommes constitués
de soixante pour cent de liquide ! pendant qu’un homme claquait
la porte des toilettes en jurant qu’il ne remettrait pas les
pieds de sitôt au Hilton de New York – c’était sûrement un
Français, ils ne savent que râler quand ils voyagent à l’étranger.
Il remonta derrière lui. Dans le hall de l’hôtel, quelqu’un
avait oublié La Métamorphose de Kafka sur la table basse du
salon ; il voulut saisir l’ouvrage écorné, mais il ne put
l’attraper, des pattes de coléoptère avaient remplacé ses
mains. Après avoir jeté un coup d’œil circulaire, il les dissimula
dans ses poches ; par chance, personne ne le regardait, mais
il n’était pas au bout de ses surprises. La grande glace biseautée,
accrochée au-dessus d’un philodendron, lui renvoya l’image
d’un insecte vêtu d’un imperméable et il reconnut parfaitement
la tête d’un lucane mâle avec ses mandibules si caractéristiques
en forme de bois de cerf. Que s’est-il passé pendant la courte
panne d’électricité ? Quel magicien alchimiste pouvait être
responsable de cette odieuse transformation ? Lucca eut envie
de hurler, mais il réprima d’instinct cet acte qui ne pouvait
qu’attirer les regards sur lui. Il devait redescendre aux
toilettes pour inspecter le reste de son corps.
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SUPPLIQUE
MÉDIÉVALE |
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Un
homme de la piétaille lui tendit un message ; en une fraction
de seconde, il comprit. Le temps du deuil était venu. Son
chagrin assombrit le paysage alentour, la haute tour lui parut
encore plus sinistre. Il est des amours de cristal comme il
est des morts de soufre amer. Commença alors la danse des
chandelles portées par les soignants. Et toujours ces capes
blanches frappées de la croix rouge du Temple. Il les avait
vus arriver le jour précédent, lentement, contrairement aux
chevaux de l’Apocalypse, malhabiles, désarmés, impuissants.
Il les connaissait tous. Le plus âgé d’entre eux avait extrait
d’un coffre des pèlerines immaculées pour la cérémonie du
final d’une vie ; puis ils avaient enserré leurs pieds dans
de grossières bandes d’étoffe et avaient disparu à l’intérieur
du donjon. Au matin, des incantations et des chants funèbres
réveillèrent Luther, les pénitents se flagellaient les épaules
avec du buis et de la lavande en bouquet. La veille au soir,
un bûcher avait été dressé dans la cour intérieure. Un moine
de la confrérie des Justes s’en approcha. Une cordelette terminée
par une petite croix de métal forgé maintenait sa longue coule
blanche ; le capuchon qui cachait son visage ne laissait entrevoir
que ses yeux. Il recouvrit les bûches d’un drap brodé aux
armoiries de la famille : un être bicéphale à tête de mort
lisant les écritures. Un homme d’une taille exceptionnelle
sortit du bâtiment.
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PETIT
TRAIN DE NUIT |
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PETIT
TRAIN DE NUIT, DE PLUIE, DE FRAYEUR... Je suis seul dans la
nuit avec mes angoisses et mes peines, mes souvenirs épinglés
comme des décorations militaires. Une lave de pleurs enflamme
ma poitrine, me gonfle le ventre ; de mes mains jaillissent
des pierres que je jette sur cette couleuvre éclairée de l’intérieur
; elle serpente, descend, s’évanouit dans le noir. Noir total.
De mon être fusent mes rancœurs, ma colère ; je me sens abandonné,
anéanti par cette in¬supportable existence. La fraîcheur occasionnelle
des flots de larmes qui se déversent dans mes poumons ne suffit
pas à éteindre ce volcan thoracique. J’ai sûrement mérité
cette vie…
PETIT TRAIN DE NUIT, DE PLUIE, DE FRAYEUR... Une intense chaleur
envahit mes joues. Mon désespoir en costume de remords plaque
de douloureux accords ; les cordes de l’instrument s’enroulent
à ma gorge et commencent à m’étouffer. Serrez, charmantes
poétesses, diminuez ce temps qui s’écoule dans mes veines
! Pour un suprême bienfait, bloquez ce sang qui s’épaissit
! |
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LE
FUNAMBULE |
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Lorsque
Laura descendit de son cheval de nacre, son armure de corail
ne fit aucun bruit. La jeune prêtresse s’adressa à l’homme
:
— Es-tu le funambule ?
— Oui, je le suis ! répondit-il, étonné.
— Alors, voici mon message :
« Ta vie durant, tu chemineras sur une corde raide, en équilibre
entre deux femmes : la plus âgée dissimule une faux sous sa
cape, mais la plus jeune n’est qu’amour. Parée de velours
noir, la première tentera de te persuader : “Suis-moi, et
tu connaîtras des plaisirs insoupçonnables, des sensations
subtiles. Je suis ton destin.” La seconde, nimbée de douceur,
t’aidera à combattre : “Ne lui cède pas, sans moi tu n’es
rien, je suis ta providence ! Je peux ce que tu n’oserais
même pas imaginer.” Et tu devras choisir ! »
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L’INCONNUE
DU CIMETIÈRE |
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Des travaux de voirie associés au mutisme de ce citoyen trop
discret provoquèrent l’intrusion de la force publique dans
l’habitat de la faune et de la flore. Après avoir passé un
barrage impressionnant de toiles d’araignées, les hommes entrèrent
dans le salon. Personne n’aurait cru le lieu inhabité : la
chaudière dispensait une douce chaleur, les lampes s’allumaient
et s’éteignaient au gré du jour, et les volets simulaient
une présence matin et soir. De surcroît, le montant des factures
avait toujours été prélevé normalement. Assis devant un équipement
informatique, dernier relais avec la vie dans cet univers
morbide, un être momifié semblait commander les fonctions
de la maison. |
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CHIENNE
DE VIE |
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«
Baisse du taux de calcium dans l’os » disaient les analyses,
et Robin, hospitalisé pour une douleur au tibia, se réveillait
sur une épaisse plaque de marbre, le ventre ouvert, fendu
comme un melon trop mûr, sous des spots qui diffusaient une
lumière bleutée. Une légitime panique s’empara de lui pendant
qu’un homme vêtu de blanc s’approchait :
— Et celui-là, quel diagnostic ?
— Décalcification du membre inférieur... gauche, je crois
! ânonna un subalterne.
— Très bien... très bien tout cela !
D’un geste brutal, il arracha la jambe en question, mais Robin
prenait tellement d’analgésiques qu’il ne s’étonna pas de
n’avoir ressenti qu’un déplacement du plan dur et froid faisant
office de brancard. Au fond de la salle, il devinait des bocaux
sur une étagère ; les formes à l’intérieur ressemblaient à
des humains en réduction. Robin ne comprenait plus où il se
trouvait. Devant son trouble, le transfuge des Jivaros éclata
de rire :
— Charmant violon d’Ingres, n'est-ce pas ? Ainsi réduites
et enfermées dans ces bocaux hermétiques, les épouses de mes
patients deviennent d’une exceptionnelle docilité ! Et d’une
discrétion incomparable !
— Mais… vous êtes un monstre !
— Attendez la suite, vous fanfaronnerez moins.
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CE
SERA UN BEL ÉTÉ |
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Je
me retourne, le cuisinier répète : « Vous ne trouvez
pas que ce sera un bel été ? » En d’autres temps,
sa face rougeaude surplombant un chapon farci m’aurait fait
sourire, moi la conscience qui séjourne dans l’ombre, qu’on
écoute parfois, que souvent l’on ignore, mais j’ai plutôt
envie de dire : « Amusez-vous bien gentes dames
et jolis messieurs ! Les heures sombres arrivent ! »
En ce mois de juillet 1788, c’est en effet un bel été sur
les bords de la Loire. Sous des cumulus égarés dans un ciel
bleu de cæruleum, la fête bat son plein dans l’immense domaine
du duc de Lansay, subtil mélange de mathématicien et d’astronome,
ouvert aux idées nouvelles, et proche des encyclopédistes.
Un filet d’eau dérange les carpes du bassin alors qu’au pied
des escaliers, une centaine d’invités jacasse de tout et si
l’on prête un peu l’oreille, surtout de rien. Une femme âgée
coiffée d’un bonnet de coton blanc monte péniblement jusqu’au
palier avec une tasse de thé glacé et disparaît dans le petit
couloir menant au cabinet privé de son maître. Une porte claque,
bruissement de jupons, pas précipités, la servante décomposée
balbutie du haut de la corniche : « Il est arrivé
malheur ! Monsieur le duc est mort ! » Elle
s’étrangle : « On l’a tué ! » |
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MANFRED
LE COPISTE |
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En
ces temps expiatoires aux chaleurs extrêmes, aux vents affolés
et aux pluies diluviennes, les espèces cloisonnées ont fait
appel à Clara la chauve-souris pour réguler ces impressionnants
déferlements. Le soir, elle recouvre de ses ailes la ville
qui s’endort, tamisant les faisceaux de la lune qui stimule
sa prodigieuse aptitude à protéger. C’est, pour Manfred le
copiste, un moment d’apaisement dans ses propres contrastes
; dégagé de ses querelles intérieures, il tente de se régénérer,
car ses journées sont longues et harassantes. Des deux phases
qui les décomposent, celle du matin est la plus éprouvante,
il doit chasser les prédateurs qui s’estompent l’après-midi
venant. Libéré de leur présence, un calme perceptible s’installe
dans la fluidité de ses pensées et il poursuit le cours insensé
de son existence. |
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LE
VOYAGEUR |
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La
cloche de Saint-Germain l’Auxerrois sonnait deux heures du
matin quand le rationnel fit place au fantasmagorique. Charly
longeait le Pont-Neuf, la bise piquait mais il ne sentait
pas le froid. Il passait devant la statue du Vert-Galant lorsqu’il
vit de la lumière dans les étages de la Samaritaine alors
qu’habituellement ses vitres sombres luisaient sous la lune.
Tout en observant les silhouettes qui s’y déplaçaient, il
parcourut les quelques mètres qui le séparaient du quai du
Louvre et buta sur une armée de petits lutins qui manipulaient
de gros sacs de jute d’où sortaient des costumes de Père Noël.
Le plus âgé qui semblait très doué pour crocheter les serrures
lui rappelait ceux aux couleurs devenues pastel illustrant
les livres que sa grand-mère lui lisait le soir, les seuls
lutins qu’il connaisse. À l’intérieur du magasin, ses compagnons
pillaient les rayons, peluches, jouets et autres colifichets
emplissaient rapidement leurs coffres. Sur le seuil, Charly,
médusé, lâcha le 33 tours des concertos pour piccolo de Vivaldi
qu’il tenait sous le bras. L’un d’eux signala sa présence
d’un mouvement du menton à l’ancien qui indiqua par un hochement
de tête qu’il n’était pas dangereux et, sans plus se soucier
de lui, ils continuèrent leur étrange trafic. Il trouva cette
marque de confiance plutôt flatteuse, car il ne portait pourtant
pas sur le front l’inscription rêveur professionnel.
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LE
FANTÔME DU MAURE |
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Dans
le petit jardin de curé entouré de hauts murs, derrière un
vieux pied de romarin enchevêtré dans les racines sculpturales
d’un noisetier, un étourneau puis deux, puis vingt, se posèrent
sur une tombe comme pour dire : « Attention, chasse gardée
! » Elle semblait très ancienne et portait pour seule inscription
deux initiales et une rose gravées dans le granit usé. Soucieux
de ne pas troubler les authentiques propriétaires de cette
portion de nature préservée, Brian se dirigea vers la propriété.
Sur le sycomore de la grande allée, il distingua 1647
au milieu d’un cœur creusé dans l’écorce, le reste se perdait
dans la mousse complice du vent du nord. Il pénétra dans la
maison. L’odeur de moisi qui régnait dans le vestibule sans
éclairage l’incommoda. Un escalier de marbre avec une rampe
en fer forgé desservait les étages. Il entrait dans le salon
dont les murs étaient ornés d’une quantité impressionnante
de tableaux quand il crut voir une silhouette. La forme vaporeuse
engagea la conversation :
— Ne vous contractez pas, je lis dans vos pensées. Vous n’avez
pas cru me voir, vous m’avez vu. Je suis un fantôme, le fantôme
du Maure : M-a-u-r-e, l’ami de l’ancêtre du défunt propriétaire.
N’ayez pas peur ! Je peux vous expliquer ma présence ici,
si vous le souhaitez… |
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LA
FEMME DU PORT SANS NOM |
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Il
prend le téléphone et demande à l’opératrice un numéro à Bagnolet.
Elle l’informe d’une voix gênée que, pour ce secteur, les
lignes sont coupées :
— Vous savez, c’est l’exode !
— Bien sûr, ici aussi le fil de la vie est coupé...
— Pardon ?
— Non… rien, merci.
Il faut remercier pour ne pas obtenir ce dont on a besoin.
— Sachez que je suis de tout cœur avec vous. Soyez fort !
Vous êtes le dernier ! lui dit le médecin qui claque des dents
sur le pas de la porte.
Il l’avait oublié. C’est vrai, il est le dernier à étaler
ses larmes. Lorsqu’il reviendra, dans une autre vie, il sera
étaleur de larmes ; il ira de porte en porte et demandera
: « Voulez-vous que j’étale vos larmes sur votre visage pour
que vous puissiez vaquer à vos occupations ? » Les bien-pensants
répondront : « Ce n’est pas un métier, soyez sérieux ! La
gravité vous va mieux que le rire », mais il aime mieux le
rire qui agrandit les bouches, et qui donne bonne mine. Aujourd’hui,
il a mal à la mine ; au cœur aussi alors il met sa main sur
sa poitrine pour vérifier s’il bat encore. C’est peut-être
comme la maladie, la mort, ça vient par bribes, par petits
bouts de rien auxquels on ne prête pas attention… et une fois
installée, allez la déloger !
La morte est apprêtée, il ne manquerait qu’un peu de rouge
à lèvres pour qu’elle paraisse vivante. Au loin, les vagues
frappent la digue, mais rien ne la gêne. Tom regarde une barque
noire s’éloigner du quai ; c’est une barque des âmes, l’une
de celles qui partent chaque jour et dont la destination n’est
pas connue. Qu’elles ne fassent que des allers, il a du mal
à l’admettre ; du mal aussi à accepter de ne plus voir ni
tasse de thé ni petit four dans cette main immobile où ne
circule plus ce sang qui se déplaçait dans les veines saillantes.
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L’ARMOIRE
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Jos
pouvait rester des heures entières en contemplation devant
la gigantesque armoire de son aïeule, celle de ses épousailles
– « Du Louis-Philippe grand teint », disait-elle – et l’idée
d’en faire son refuge cheminait doucement ; une maison dans
la maison, un endroit où les fâcheux ne pourraient pas l’atteindre
! Il se décida peu après ses dix ans, et quand elle travaillait
au jardin il prenait possession de son repaire. Un après-midi
qu’il y était niché, de violents coups à la grille le surprirent
puis des huissiers vêtus comme des croquemorts investirent
les lieux : « C’est bien ici, ces gens n’ont pas payé la taxe
sur le droit de vivre ! », et en peu de temps, les hommes
de main vidèrent la demeure. Il entendit un bruit de serrure,
tous les meubles furent sanglés et des vérins rapidement glissés
dessous les soulevèrent pour les hisser dans un camion. Entre
les chocs et les odeurs nauséabondes d’essence et de crasse,
Jos finit par vomir. Ensuite, une voix ordonna : « Tout le
gros mobilier dans la première réserve. » Les manutentionnaires
déchargèrent puis le silence revint. Il était enfermé, pris
au piège, mis sous séquestre ! C’est alors qu’il se souvint
de ce que lui racontait sa grand-mère : « Ton grand-père prétendait
qu’il existe dans l’univers des puissances dont nous ignorons
tout, qu’elles sont les amies de la destinée. En 1918, il
n’avait guère de chance de revenir de la guerre, mais il avait
le don, celui de survivre. Et tu as le même ! » |
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QUINZE
ANS SANS LARMES |
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Cette
nuit, elle a quitté la lumière pour une autre, totalement
inconnue. Le passage entre les deux berges du fleuve boueux
de la vie reste un grand mystère que Charon aime tourner en
dérision. Les dieux n’ont pas de port alors, pour d’autres,
de l’autre côté, c’est la pesée des âmes. Horus plane, impitoyable,
filtrant au fil du temps les nuages amoncelés par des corps
que des sédiments enseveliront un jour. Réconfortant. Parfois,
ses rives dérivent ; se fier à cette géographie devient déraisonnable.
S’il existait un eldorado au delà du fleuve, on le saurait
depuis tout ce temps... ce temps calculé qui s’échappe entre
nos doigts comme un sable chaud au couchant. La moindre semence
gaspillée nous sera inexorablement décomptée. Elle s’est dressée,
elle ne m’a pas reconnu. Nous venions pourtant de partager
la même table, jouer les mêmes jeux, mais elle s’est jetée
de sa tour ; plusieurs ronds incertains, quelques sauts de
cabri, une dernière révérence, le choc contre l’armoire… puis
le calme absolu de l’écran de cristal : l’électroaffection
affichait un tracé plat. |
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KEVIN
ET GAËLLE |
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Elle
parlait peu de son enfance et ne connaissait de ses géniteurs
que des contours informes, entrevus à travers un mur épais
et translucide, construit année après année. « Je ne comprends
pas quel est mon point commun avec ces gens », déplorait-elle.
Elle souhaita cependant que Kevin les rencontre, car, pour
lui, l’énigme de ce silhouettage pesant, enclavé dans les
diagonales d’un objet de honte et d’indécence, se détruirait
avec le temps.
Après un voyage par le train du grand extérieur, il se trouva
face à deux succédanés de parent, les percevant dans le flou,
étonné de leur bizarre déplacement dans un espace pourtant
identique au sien. Il pensa même que son imagination lui jouait
des tours, mais deux personnes ne peuvent se tromper en même
temps. Des photos étaient posées sur un meuble, les personnages
y figurant semblaient à peine humains. Il faillit déclencher
un incident en demandant : « Pourquoi n’y a-t-il pas un seul
portrait de votre fille ? » Une main traversa l’obstacle diaphane,
s’empara du cadre et le retourna brutalement. Gaëlle avait
raison, qui étaient vraiment ces gens ? |
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ALLÉE
DES CYPRÈS |
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Certaines fièvres ne germent pas dans
notre sang, elles sont issues de nos gènes. Sans rémission,
comme la saignée purificatrice, la nuit souveraine nous en
fait vomir des fragments…
C’EST UNE HORRIBLE NUIT DE CAUCHEMARS, une nuit aux mains
multiples comme celles d’un embaumeur enveloppant des corps
imprégnés de myrrhe ; une nuit au spectacle désolant, poussant
le vertige aux confins du ridicule ; une nuit bâtarde où l’envie
de se jeter dans le vide se joue des interdits de la conscience
; une nuit pour périr dans les flammes, pour se pendre à une
grille avec comme espoir ultime la compassion d’une douce
passante qui porterait, constat dérisoire, une faux effilée
pour unique atour ; une nuit où la belle mort est celle de
l’autre, du poète, de l’artiste.
C’EST UNE NUIT DE LARMES où l’oiseau voit le chat innocent
dévorer son petit ; qui n’a, pour dissoudre son chagrin, qu’un
gala d’étoiles, pas même filantes.
C’EST UNE NUIT ORPHELINE pour admettre que le petit cercueil
né avec vous, déjà trop lourd dans l’enfance, vous accompagnera
chaque jour de votre vie.
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LE
PETIT CHEVAL BLANC |
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Aux
premières lueurs du jour, j’ouvre mes volets, geste du quotidien.
Au bout de la rue, les émeutiers attendent derrière les barricades,
prêts à en découdre avec les forces de l’ordre, face à face.
Le sang n’est plus lavé, mais depuis l’origine du monde, l’humanité
vit sur un immense charnier, et en ce mois de mai, un temps
déraisonnable où chacun croit détenir la vérité, personne
ne s’en soucie plus. Que de l’ordinaire, mon pauvre petit
amour ! Puis mes yeux se portent sur un petit cheval, assis
sur son derrière, devant le portail. Il me fixe : « Me laisserez-vous
entrer ou préférez-vous que ces barbares me lapident ? » Il
est beau, blanc, menu et il parle. Quoi de plus normal ? Je
dépose le crâne, témoin de l’éphémère, qui ne me quitte jamais
et je descends, armé de mon trousseau de clefs. Il entre comme
s’il avait toujours habité ici puis ressort et se dirige vers
le jardin : « Ne m’accompagnez pas, je connais le chemin !
» Suis-je bien réveillé ? Je le laisse à ses occupations,
j’ai du travail à finir, et je referme la porte.
Le lendemain, le lilas de Perse embaume l’air doux du matin
et, mon pauvre amour, je crois bien que je l’avais oublié
! Le petit cheval dort près de la haie, sur ta tombe ; les
myosotis sont un peu écrasés, mais rien de grave, on ne reçoit
pas tous les jours un tel invité. |
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LA
GRIFFE |
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L’homme
s’était endormi quand l’oiseau s’attaqua au gant. Il ne parvenait
pas à entamer le cuir qu’il tirait avec vigueur ; sous la
puissance de ses efforts, l’homme s’éveilla. C’est sa curiosité
qui provoqua le désaccord. Pour le faucon, il n’y avait qu’une
issue, la séparation ; il prit son envol et disparut vers
les sommets. L’homme l’appela, le chercha sur leurs lieux
de chasse, parcourut des kilomètres, l’oiseau restait introuvable.
Avait-il rejoint un autre château ? L’hypothèse paraissait
vraisemblable. Son compagnon lui manquait, il ne comprenait
pas cette rage soudaine contre son gant ; rien ne serait plus
comme avant et le seigneur devrait s’habituer à cette idée.
Sa vie devint ennuyeuse, la morosité s’installa. Le malheureux
gentilhomme décida d’abandonner son domaine accordant, par
cela, une faveur à ses gens. Il chemina de longs jours, de
riches abbayes en monastères désolés, d’épaisses forêts en
territoires marécageux, jusqu’au bout de ses forces. Il s’arrêta
sous un arbre, son errance se terminait là, adossé à l’écorce,
pour se laisser mourir. |
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DRÔLE
DE VIE |
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Pablo allait fêter ses trente ans quand
l’âme de sa génitrice rejoignit celle d’un mari épuisé au
labeur de ses caprices. Il ne se déplaça pas pour reconnaître
le corps défiguré dans l’incendie du véhicule et personne
ne fut choqué par son absence à l’enterrement. Juste avant
sa mort, elle lui avait offert une vieille Remington et quelques
ramettes de papier alors, de temps en temps, Pablo glissait
une feuille sous le chariot du gros scarabée noir, comme s’il
compatissait à son inutilité. Un après-midi, un cliquetis
venant du rez-de-chaussée interrompit sa sieste ; il s’avança
sur le palier, la maison était silencieuse. Qui aurait pu
utiliser la machine ? Sûrement pas la femme de ménage. Conditionné
depuis toujours par une vie monotone, il pensa qu’il avait
rêvé. L’incident se reproduisit la nuit suivante, mais cette
fois, le courage lui manqua pour descendre. Il ne croyait
ni à la télékinésie ni aux fantômes et pourtant, le ruban
imbibé d’encre, animé d’un devoir de mémoire, écrivait l’histoire
de plusieurs générations. Il découvrait avec effroi l’extrême
complaisance envers l’occupant de ses grands-parents et de
ses parents pendant la Seconde Guerre mondiale, et la nature
même de ces révélations annihilait l’envie de connaître qui
les divulguait. Puis un jour, la frappe s’arrêta.
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LES
DÉVOREUSES DE PARTICULES DE LUMIÈRE |
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Vous
les croyez parties, elles reviennent, ces petites particules
irascibles et tenaces accrochées à vos basques. Elles remontent
le cours de votre vie et chacune de leurs expériences se révèle
unique. Oserai-je dire que là, réside leur charme ?
Elles dévorent des décibels de musique, digèrent, éructent,
s’incrustent comme des coquillages dans la roche, éclatent
en monceaux de fragments colorés, vomissent des pollens, aggravent
mille allergies. Elles manquent de bienséance… Elles vous
ont choisi, c’est avec vous qu’elles veulent en découdre.
Elles sont incontournables. Pour un atome de soulagement,
pour un axiome de bonheur oublié, vous intégrez leur délire,
prêt à leur faire confiance. |
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LE
SERPENT |
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Je
suis venu te dire, maman, que je deviens le serpent que je
ne voulais pas être, ce chasseur redoutable, humide et froid,
que l’on craint, qui s’efface dans l’obscurité, ondule et
s’enroule avec précision, prend l’aspect du bois, l’apparence
d’une plante, se dissout dans le biotope ; celui qui a fait
du mimétisme une réalité.
Je suis venu te le demander, maman : pourquoi suis-je le mal-aimé ?
Pourquoi ai-je dû m’incarner ? Quelles raisons m’obligent
à muer, à défier les lois de la nature ? Pourquoi dois-je,
ici-bas, subir mille tourments ? Le serpentaire, cet
infatigable rapace mangeur de reptiles, me terrorise ;
chaque frémissement de l’air agace son aigrette, son œil perçant
détecte le moindre de mes gestes, ses plumes noires évoquent
la mort ; vais-je connaître le grand secret ? Je
suis libre, suprême consolation, mais dans l’ordre des choses,
celui qui sait doit périr. |
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LE
ROUGE-GORGE GRIS |
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Il
rentrait avec Juliette, le crépuscule tombait. Une odeur intolérable
se dégageait des cadavres qui jonchaient les bas-côtés. Les
vivants qui les dévisageaient en dansant la carmagnole l’effrayaient
presque plus que les morts. Il serra la main de sa nounou
qui l’obligeait à regarder : « Souviens-toi de cela dans les
moindres détails, petit homme ! Je ne sais pas pourquoi ils
t’ont épargné, mais il doit y avoir une raison. Tu devras
raconter ce qu’il s’est réellement passé à tes enfants, et
tes enfants à leurs enfants. Tout ne sera pas écrit dans les
livres d’histoire… » Ce massacre, on l’appellera plus tard
"Révolution".
Un amoncellement de corps aux têtes détachées, plus rouges
les unes que les autres, en phase de putréfaction, jalonnait
le chemin. Faux, fourches, outils de fenaison formaient des
bouquets aux fleurs sanglantes ; autant d’armes brisées, inutilisables,
maculées, dont on n’aurait pu dire si elles avaient servi
à la vie ou à la mort. Les oiseaux avaient déserté les arbres,
les cadavres qui pendaient aux branches avaient remplacé les
nids douillets. Il ne reconnut pas immédiatement les gens
qui s’occupaient quotidiennement des terres. Alors que d’habitude
ils riaient avec lui, leurs faces haineuses lui crachaient
maintenant au visage ; sa logique immature ne savait concevoir
un tel revirement. |
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NUIT
CARNASSIÈRE |
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Nuit
du martèlement de l’asphalte, tambours crevés d’où s’échappaient
des émanations nauséabondes de carburant. Soudain, comme une
frêle ballerine, l’allumette se posa sur le liquide attentif.
Embrasement du sol qui se déforma, laissant entrevoir une
terre trop cuite, inapte à de futures poteries. Des cocktails
Molotov déchaînaient des feux d’artifice imprévus, attisaient
les platanes, des affiches s’enflammaient, fumerolles improvisées,
inattendues ; une fumée noire s’élevait de pneus adossés à
des carcasses métalliques. La cité tentaculaire avait produit
sans savoir, elle était confrontée à ses créations. Trop tard
pour un apaisement ! |
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L’AGUEUSIE
DE LOPE DE AGUIRRE |
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Des
gouttes se faufilaient par les interstices de son armure ;
il prit peur car le liquide qui n’était pas rouge, mais vert,
annonçait sûrement une malédiction. Le monde végétal dans
lequel ils s’enfonçaient était maintenant l’unique référence
de ces soldats décimés par ceux qu’ils nommaient les fils
de l’Antéchrist. La nuit, les cris des oiseaux se confondaient
avec ceux des humains alors, faute de pouvoir dormir, le surnom
de « Sang vert », pour désigner Antoine, commença à circuler
dans le campement. Après des mois d’errance, ils durent se
rendre à l’évidence, ils ne reviendraient jamais en terre
chrétienne, ils étaient définitivement perdus pour la civilisation.
Puis arriva le moment d’extase suprême : plus de vent, plus
de chaleur insupportable, plus de bruits d’animaux et, surtout,
plus de hurlements humains. Le silence absolu, comme un sacrement
tardif. La vie s’était suspendue. Une ville ignorée, entièrement
dépeuplée, se livrait à eux comme un tombeau béant au fond
d’une cuvette verdoyante. On aurait pu croire qu’elle attendait
Lope de Aguirre. |
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TRANSITION
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LE
DÉCOR S’INSTALLE… Au fil des lunaisons, végétal et animal
apparurent dans ce monde serein donnant un avant-goût du paradis.
Des éclats d’obsidienne juxtaposés composaient la montagne
comme de surprenantes langues noires et brillantes qui semblaient
lécher le ciel d’un bleu glacial ; le sol rougeâtre, imprégné
de bauxite, précédait un parterre parsemé de diamants bruts
et de jaspe vert.
SOUPÇONS… Jour après jour, des petites fissures creusaient
la plaine ; elles s’élargirent, libérant des vapeurs soufrées
et nauséabondes qui s’élevèrent dans l’air, le rendant irrespirable.
Une faille s’ouvrit alors et des silhouettes surgirent ; d’humain,
elles n’avaient que la forme. Elles s’organisèrent en file
et envahirent la vallée.
LES SILHOUETTES… Deux trous noirs inexpressifs flottaient
au milieu de la toile rugueuse qui recouvrait leur faciès.
La lance terminée par une hélice horizontale qui constituait
leur bras gauche lui donnait un aspect effrayant ; les ailettes
capturaient le vent, desséchant tout sur leur passage. Les
silhouettes imbibaient l’espace, l’aridité dévasta l’environnement,
elles installèrent la mort sur des kilomètres.
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UN
HURLEMENT DANS LA NUIT |
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De
qui parle donc la vieille Aurore quand elle répète : « Je
l’avais bien prévenu ! », en passant chaque jour sur le chemin
des Cornues, frappant du bout de sa canne quelques noix de
l’automne précédent ? Les siècles avaient rasé de nombreuses
fois la longue barbe échevelée, grasse et drue, de cette antique
et sombre terre qui comptait déjà 2050 années chrétiennes.
Pourtant, on entendait toujours le cri effrayant dans la nuit,
et c’était pire l’hiver, la saison où cette affaire avait
pris fin. Un jour, elle raconta l’histoire à l’enfant sauvage
des mûriers, le seul qui la connaisse maintenant…
« C’est vers 1330 que disparut le seigneur Michel des
Noyers. Qui aurait alors pensé que sa descendance apporterait
dans le vieux château cette électricité que l’humanité gaspille
aujourd'hui ? À cette époque, on profitait du soleil jusqu’à
son déclin puis les flammes de l’immense cheminée prenaient
le relais pour une veillée dans la salle commune, mais de
nos jours, des trains supersoniques passent par-dessus la
bâtisse, sous le halo de la lune colonisée, vaste toile d’araignée
obscène cohabitant avec des nuages égarés sous la voûte céleste.
Le progrès empile faute d’espace au sol ! Finie la guerre
de Cent Ans, place aux chenilles du futur qui émettent de
curieux sifflements. Le château gémit quand passent les convois
de fret ; et parfois, il émet des hurlements lugubres… |
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DISLOQUÉ
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«
Ils sont venus un matin, cagoulés, les hommes en noir. Pourquoi
tant de haine dans leurs yeux ? Peut-être parce que la haine
est un paragraphe de la mémoire, un endroit où l’on évite
d’aller. Entraîné de force, il regarda sa mère lui faire signe
de la main, devenir de plus en plus petite, jusqu’à n’être
qu’un point noir sur un tableau gris. Le froid et l’humidité
gommaient la douceur du foyer. La puanteur du mauvais vin
vomi près de lui révélait la conséquence de ses actes ; mais
le vin dégueulé a toujours empesté ! Litanie de la peur et
de la souffrance... Combien de fois faudra-t-il l’écrire à
la craie ou avec du sang ? Il avait mal aux cheveux, mal aux
yeux. Mal aux prières faites en hâte ! Il faut toucher le
fond pour remonter... mais, le fond, c’est quoi ? Du sable
noir avec l’empreinte de votre corps ? La sérénité vient de
l’effacement, de la dislocation, de l’oubli. |
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LE
MESSAGE DE L’ÉPEIRE DIADÈME ÉTAIT
CLAIR |
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Ses
pieds émergeaient d’une pelouse à l’anglaise fraîchement coupée
et l’air sentait bon. Sur une petite tondeuse adossée au mur,
une pancarte indiquait : « Pour gazon de salle de
bain : à passer deux fois par semaine », et du distributeur
d’essuie-mains sortaient des feuilles de tilleul partiellement
manufacturées. Puis la pièce s’agrandit pour devenir un vaste
hall. Elle entendit : « Messieurs, la cour ! »,
et la présidente du tribunal, ses assesseurs et les jurés
s’installèrent dans un silence de mort.
— Nous allons juger aujourd’hui le spécimen ici présent pour
un crime vieux de quarante ans, perpétré dans l’enfance, dit
la présidente, une mante religieuse. Comme vous le savez,
la prescription n’existe pas dans notre monde, celui des insectes,
bien supérieur à celui qui revendique injustement le stade
le plus évolué de la création !
Il y eut des petits rires et des crissements d’ailes, une
cigale scanda même un air de rap. La présidente tapa avec
un maillet en os humain sur son pupitre :
— Ça suffit ! Que la fête commence !
Elle rougit et se reprit :
— Je me suis trompée, excusez-moi… Que l’audience commence
!
Puis elle demanda :
— Le spécimen a-t-il un avocat ?
— Oui, un avocat commis d’office, répondit le greffier. Nous
avons eu du mal à le convaincre, personne ne voulait défendre
un spécimen.
Valentine regarda autour d’elle. Il n’y avait aucun doute,
le spécimen en question, c’était elle ! Comment mon cabinet
de toilette a-t-il pu se transformer ainsi ? pensa-t-elle.
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|
RÉGRESSIONS
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Damien
arriva devant l’entrée d’une grotte pareille à une bouche
béante. Il savait d’instinct qu’en empruntant l’escalier métallique
un peu rouillé, au centre, il trouverait l’explication à tous
ses maux ; alors, comme un animal rebelle étranger à toute
caresse, il commença à descendre.
L’intense chaleur qui se dégageait des marches aggravait ses
incertitudes. Toutes sortes d’odeurs lui parvenaient ; de
la pierre chauffée à blanc s’exhalait la plus forte, celle
du soufre, qui lui souleva le cœur. Il eut envie de rebrousser
chemin, pourtant il continua. Sur les murs burinés, des portraits
gravés dans le basalte le représentaient à diverses époques
de l’humanité ; il eut le sentiment d’avoir été à l’aise dans
chacun de ces costumes. Plus il progressait, plus la moiteur
suffocante s’infiltrait dans ses poumons. Ce qu’il vivait
intensément l’imprégnait de nouvelles données. À une profondeur
qu’il n’aurait su évaluer, il atteignit des cages où gisaient
ses différentes mères, certaines portaient des noms imprononçables.
Elles tendaient vers lui des bras lourds ; leurs yeux morts
mettaient un point d’honneur à ne plus poser de questions.
L’impression fugace de connaître cette scène misérabiliste
le saisit. |
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SOUS
LA VÉRANDA DU DIABLE |
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Pour
moi, il était trop tard, et je pouvais toujours fredonner
Mathilde est revenue, elle ne reviendrait pas, un pari audacieux
que j’aurais pu tenir avec le diable. Et puis j’ai
entendu : « C’est quand vous voulez ! »
Je n’ai pas compris, le malheur, ça fait halluciner.
J’avais déambulé au hasard, ma fiole d’absinthe
dans la poche, mais ce jour-là, pas un flic à
l’horizon. Dommage, parce que j’aurais préféré
passer la nuit au poste, même en mauvaise compagnie,
plutôt que d’être seul !
La soirée était bien avancée, pourtant,
à la terrasse d’un restaurant au nom prophétique
: Sous la véranda du diable, des gens dînaient
encore. Une femme avec une jolie tête de colombe et
son compagnon, un condor d’âge mûr, dévoraient
un poulet devenu basquaise. Avec ma bouteille vide et Mathilde
qui ne reviendrait pas, je n’avais plus rien à
perdre. Je m’installai donc à une table. Un cerbère
à faciès de chauve-souris me servit un apéritif
plus vert que mon absinthe.
— Alors là, chapeau ! lui dis-je. Comment faites-vous
pour trouver de l’absinthe plus verte que vert ?
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JE
SUIS GUÉRI |
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Je
dois vivre chaque jour auprès d’un squelette,
car tel est mon devoir. Ce n’est pas gai, mais ce n’est
pas triste non plus, c’est comme ça. Cette promiscuité
ne m’effraie pas, au contraire, c’est un beau
squelette ! Il a l’air neuf, comme s’il n’avait
jamais servi. Le matin, je lui apporte des offrandes, de préférence
des fruits frais, de pays chauds et ensoleillés. Jamais,
il ne prononce un mot de remerciement, pas une larme de compassion
pour ce qu’il m’impose, mais ce n’est pas
grave, je n’attends rien, il doit le savoir.
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|
LE
VOYAGE À L’ENVERS |
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Sans
avoir l’âme d’un pisteur, simplement du
temps, et la langueur du serpent, il décida de suivre
l’inconnue et se laissa guider par son étrange
parfum aux senteurs de cuivre et de cuir, ignorant ce qui
le motivait le plus, le désœuvrement ou la curiosité.
À la sortie de Lima, elle prit à pied la route
qui mène à la cordillère occidentale,
en direction de Tarma ; dans ce décor pourtant familier,
Martial perdit sa trace après quelques kilomètres.
Il revint sur ses pas ; la voie était sinueuse, mais
la visibilité bonne, elle n’avait pu qu’emprunter
le chemin à l’embranchement. Il marcha longtemps
avant d’arriver devant une bâtisse en ruine, de
style colonial espagnol. Il hésita puis finalement
poussa la porte et découvrit avec stupéfaction
un laboratoire ultramoderne encombré de flacons entreposés
sur des plaques de pierre brute dont certains portaient la
mention peroxydase ; il se souvint alors avoir lu quelque
chose sur ces enzymes contenues dans l’hémoglobine
du sang, dans une revue de vulgarisation : elles provoquaient
le vieillissement en présence de l’oxygène.
Qui pouvait donc mener des recherches dans ce trou perdu ?
Trois individus en combinaisons étanches évoquant
le terrible virus Ebola s’approchèrent de Martial
qui reconnut la jeune femme derrière l’une des
visières stratifiées. S’adressait-elle
à lui ? il ne saisit que des bribes de phrases : «
… de moins en moins d’oxydation… sur notre
planète… agir maintenant... » Illuminés
ou vrais scientifiques ? Difficile à dire. |
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|
LE
CRUEL PARFUM DES ROSES |
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Les
choses n’étaient plus comme avant. Rémi
manquait d’enthousiasme, l’audace de ses idées
avait dépassé ce corps qui finissait par se
lasser d’elles ; il cherchait désespérément
à trouver un point de rupture, cette quête l’épuisait.
Lui qui adorait les fleurs éprouvait maintenant de
la répulsion à les sentir. C’était
le 20 décembre, il s’en souvenait parfaitement,
car il faisait très froid, et la gelée blanche
tenait au sol.
En passant devant la cage de Lucie, la chimpanzé qui
lui souriait lorsqu’il traversait chaque jour le zoo
de Vincennes, il eut envie de lui en parler et pourtant, il
savait qu’il était stupide d’attendre une
réponse, fût-elle à peine audible, d’un
animal lui-même victime des humains. Accrochée
à ses grilles, son bon regard décrivait les
paysages de contrées lointaines. Pensant sans doute
que la bête n’y verrait que du feu, le personnel
avait installé un décor factice à proximité
de son enclos, des palmiers et autres lianes exotiques. La
neige qui recouvrait cette fausse végétation
prêtait à rire, mais Rémi s’en garda
bien.
Il l’appela. Elle s’approcha de lui et s’exprima
avec un ton un peu emphatique, alors qu’habituellement
elle ne prononçait pas une parole :
— Tu devrais consulter, lui dit-elle. Tu ne peux conserver
toute cette tristesse à l’intérieur de
toi. Tes amis ne s’en rendent-ils pas compte ? Si tu
ne veux pas te confier à un médecin, rends visite
au vétérinaire du zoo, il conviendra parfaitement
à un animal supérieur. Il est d’ailleurs
le seul, ici, à manifester un peu d’humanité
!
Rémi aurait dû, à ce moment-là,
rebrancher les fils de sa raison. Même évoluée,
une chimpanzé ne pouvait parler un langage châtié
digne des salons littéraires du XVIIIe siècle,
c’était absurde. |
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LA
CHAMBRIÈRE |
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Lausanne,
Noël 1919.
Les temps se superposaient pour n’en former plus qu’un, plus
réduit, mais plus puissant. Comme la vision terrifiante d’une
réalité à laquelle nul ne peut échapper, la mort entrait en
scène ; et pour avoir son heure martelée au clocher d’une
anonyme chapelle, elle guettait le moindre faux pas, avec
patience, pendant toute une vie. Le crépuscule d’une âme frappait
les trois coups alors que Maria Irina veillait Carl Fabergé,
joaillier russe fort apprécié de Nicolas II, son plus fidèle
client.
L’homme avait le souffle court. Sur le petit cahier aux coins
écornés posé dans le tiroir ouvert de la table de nuit, sous
le titre en caractères gras : L’œuf et l’animal, était inscrit
"À lire après ma mort". La jeune femme dévouée mais curieuse
ne sut résister. Le moribond ne la voyait plus, alors, entre
deux râles fétides, elle glissa le mémento sous sa blouse
et disparut à l’office.
À la lumière d’une bougie vacillante, la dame de compagnie
parcourut les premières pages décrivant les différentes phases
de fabrication d’un œuf, pièce à chaque fois unique, ciselée
à la main. Au milieu du feuillet suivant, le monogramme «
N II » sur le papier jauni lui parut sinistre. Cette lecture
l’assommait. Rébarbatif et sans intérêt, pensa-t-elle. Elle
poursuivit péniblement sa lecture, les paupières brûlantes.
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Ce
livre est édité par
- Alain Daumont
198 pages — Format : 15 x 23 cm
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