Un recueil de quarante-sept nouvelles allégoriques

Notre partie obscure peut nous être révélée à la suite d’une douleur intense, nous conduisant vers un monde aveugle et désespérant. Sur la ligne qui mène de la vie à la mort, une femme, comme une évidence, m’a imposé de descendre à la station Enfer et j’ai vu vaciller tout ce qui ressemble de près comme de loin à la paix. Le fil me retenant à l’univers avait cédé. Mon imaginaire réveillait les écorchés de Fragonard, un boeuf rougeoyant de Rembrandt, des soldats de Gromaire. La lune et le soleil jouaient un requiem sur le clavier de l’insupportable, puis ce fut l’obscurité de la nuit. D’innombrables pièges guettent ceux qui arrivent mal armés. La femme oiseau de mes rêves me viendra-t-elle en aide ? M’emportera-t-elle sur un rayon céleste ? Plus de plaies, plus de pleurs, juste la poussière du cosmos comme vecteur du destin. Qu’espérer d’autre ? La totalité des couleurs me plongeant dans le blanc, ou le noir absolu, allez savoir ! Mais qu’importe… je serai enfin libre.


 
LE RUSSE BLANC DU PASSAGE CHOISEUL
 
Cet homme avait envahi mon imaginaire. Je ne connaissais que son prénom, Boris, et je m’en contentais ; je ne voulais pas perdre un gramme de cette relation déclinée sur plusieurs époques dans l’ambiance d’un café. Un jour, il me proposa de l’accompagner chez la princesse Akoulina qui tenait salon dans son appartement. Elle réunissait des compatriotes émigrés autour de tables d’échecs, ou au creux de quelques causeuses aux griffes d’aigle dont la dorure avait cessé de raconter une histoire. Je ne m’y rendis qu’une seule fois. Je ne raffolais pas de ces cercles aux lumières tamisées qui, sans être clandestins, sentaient trop l’exclusion. Pas une ombre de rouge dans les propos énoncés par ces visages décadents qu’auraient prisé Visconti ou Fellini. Que du blanc, plus blanc que blanc ! C’était fascinant, mais je n’avais pas envie d’extrapoler sur qui avait commencé à séduire et qui avait tout refusé en bloc, et l’impression qu’un instant après j’allais entendre « Moteur, scène 4, on la refait ! » me déplaisait. Boris s’en rendit compte, nos rendez-vous se limitèrent alors aux bars à vins. Un jour, il m’interrogea sans préambule :
— J’espère que je ne vous ai pas révélé trop de choses…
Je ne compris pas ce qu’il suggérait ; je lui demandai de préciser sa pensée.
— Vous ne feriez pas partie de la police politique,
par hasard ? ajouta-t-il.
 
PRÉSENCE INSUPPORTABLE
 
Je me réveille. Je vais à la fenêtre.
Je ne suis pas étonné qu’il soit encore là.
« Qui ? » me direz-vous.
Le chacal qui me surveille… Sa maigreur me fait songer à Anubis, il aurait pris tout son temps pour ressurgir du plus profond de l’Égypte pharaonique. Une force obscure à laquelle il ne peut échapper le dirige ; il est confiant, calme, sûr de lui. Il a un cœur ensanglanté, fraîchement arraché, en guise de collier autour du cou. Sa maîtresse n’est pas loin, je la sens, elle erre. Elle éprouve une étrange jouissance à me torturer. Bien sûr, je n’ai pas su y faire ! J’aurais dû succomber avec elle, emmuré dans une quelconque nécropole, mais il est dur de dire : « Je vais mourir avec vous. Je vais disparaître pour vous être agréable, pour satisfaire à vos caprices ! » Je n’ai pas eu, je dois l’avouer, ce courage ; même si je l’aimais, ce sacrifice était au-dessus de mes forces. Alors, chaque jour, elle me le fait payer. Très cher.
 
JÉRÔME PATURON DIT LE RÊVEUR
 
Depuis qu’il avait vu à la bibliothèque du Petit Palais une gravure de Dürer datée de 1513 portant un titre sombre et sans ambiguïté : Le chevalier, la mort et le diable, il avait perdu le goût du travail et la logique n’avait plus droit de cité ; le défi et l’onirisme avaient pris sa place et ce curieux mélange produisait sur Jérôme l’effet d’une drogue. Pour qui n’a approché le monde équestre que dans ses rêves les plus fous, cette inclination paraissait irréaliste. Mais Jérôme ne se décourageait pas et, pendant que Margaux achevait fébrilement la broderie des fleurs de lys sur sa tunique, lui rôdait autour des écuries interdites au public. Il faisait chaud, les palefreniers donnaient régulièrement de l’eau fraîche aux chevaux qui piaffaient dans leur box. La nuit, il lui arrivait de se glisser à l’intérieur pour humer les odeurs puis il s’endormait, guerroyant aux côtés de Louis le Débonnaire.
Depuis quelques jours, il maîtrisait son rêve, il sentait une présence bienveillante. Parfois, il percevait des mots qu’il ne comprenait pas, mais un soir, il entendit nettement au creux de son oreille : « Renonce, il n’est pas trop tard », puis « Plaie au paturon de ton cheval ». Qui veillait sur lui et d’où venait cette voix ?
 
QUI EST LE JOUET ?

Elle me tenait par la main, la Chose. Elle m’accompagnait partout. Même dans mon lit, je devais lui laisser une petite place.
La Chose était rassurante, sécurisante, séduisante. Je me sentais protégé. Elle vivait parce que je vivais. J’ai su beaucoup plus tard qu’il y a deux sortes d’humains : ceux qui en possèdent une et ceux qui en sont dépourvus.
C’est, paraît-il, la première chose – si je puis dire – que l’on voit en ouvrant les yeux, à sa naissance. La Chose vous regarde avec amour et attention. Elle fait des gestes que l’on ne comprend pas et la tendresse vous envahit, vous nimbe dans un cocon qui s’épaissit d’année en année. C’est apaisant, agréable, troublant même. Pendant longtemps, on en redemande.
 
LE PRINTEMPS NE REVIENDRA PLUS
 
Il avait conditionné son imaginaire, tissant un parallèle avec les artisans marocains qui teignent des étoffes : dans un bac l’indigo, dans l’autre la garance. On imagine mal comment le propre, le neuf, tout ce qui sent bon peut venir à manquer. Pour donner le change, apporter un semblant de crédibilité à ses paroles, il inventait, ouvrant chaque jour la boîte de Pandore du délire en espérant trouver pour elle le mistral gagnant pour une nouvelle existence. Mais de mensonges en illusions, de regards détournés en crises de larmes, il sentait sa réserve d’arguments se vider. Serrer les poings, serrer les dents, assister désarmé, sans broncher, à une histoire qui foutait le camp… il aurait voulu hurler à la mort, lui renvoyer son désespoir, mais il étouffait ses mots, et c’était mieux ainsi.
Elle partit sereine, mais en lambeaux, par petits bouts de vie, comme une bête impuissante qui regarderait la meute de fauves lui fouiller les entrailles.
 
LA BÊTE DES PROFONDEURS
 
À force de contempler la mer, sa vision s’était affinée, un gigantesque mammifère marin flottait quotidiennement au large. Un jour, la forme s’était enfoncée et, pendant quelques secondes, un fin jet d’eau avait marqué l’emplacement. Amélie était entrée dans la cuisine pour prendre un couteau aiguisé et après avoir vidé une petite bouteille et trouvé un drain improvisé, elle s’était entaillé le bras et avait laissé couler son sang. Une scène inouïe quelques jours auparavant. Ensuite, elle s’était dirigée vers le rivage, décontenancée par sa propre détermination car sans comprendre pourquoi, elle pensait qu’elle devait aider cette bête. Après s’être immergée lentement, elle avait deviné, étonnée, des marches sous ses pieds qui éloignaient sa peur. Elle avait ouvert le flacon et piqué cette énorme masse de souffrance qui semblait absorber la sienne. L’animal avait à peine gémi. L’eau de mer ne s’était pas mélangée au sang et elle n’en avait pas été surprise. Sans même savoir s’il était compatible avec celui de cette créature dont elle ignorait tout, elle en avait apporté chaque jour et plusieurs fois, en sortant de l’onde, elle avait croisé un être hybride. « Vous vous y prenez très bien, je n’aurais pas fait mieux », lui avait-il dit, avant de disparaître à son tour dans les profondeurs.
 
L’EXHUMÉ
 
Les rayons du soleil ne touchaient plus la terre. Pas besoin de consulter les oracles, il ne restait qu’une saison : l’hiver polaire, un temps bien particulier. Le doute et la peur n’existaient plus, il ne subsistait que des certitudes. Ceux qui savaient cacher leurs opinions préservaient leur chance de trouver du travail, car exercer une profession était devenu chose rare, mais il fallait toutefois donner l’illusion d’avoir une activité. Le monde s’était divisé en deux groupes : l’élite pensante, qui disait maîtriser le savoir, et les exécutants qui n’avaient qu’à assimiler un amalgame d’ordres ou de conseils habilement suggérés. Cette allégeance ne les rendait pas malheureux, ils ne connaissaient rien d’autre. La connaissance du passé avait disparu avec les livres enfouis au sein d’une nécropole secrète, dans des caissons plombés ; quant aux esprits susceptibles de réveiller les consciences et l’imagination, ils croupissaient dans des bagnes, sur des galaxies ignorées de la population. Pour éviter la morosité, la direction informatique des nouveaux arts d’État avait été missionnée pour qu’un hologramme de ciel printanier décore en permanence la voûte céleste.
 
LE CŒUR DE LA BELLE
 
Mobilisé avec tant d’autres, il était parti à la guerre. Ses lettres disaient son désespoir : brimades, marches épuisantes, de jour comme de nuit, charges surhumaines, armes et munitions plus que nécessaires. Des milliers de kilomètres l’éloignaient de sa belle, il ne résistait que pour elle. Climat éprouvant, nourriture avariée, amaigrissement obsédant… il touchait le fond. L’insoutenable avait atteint son paroxysme, il comprit qu’épreuves et détresse le conduisaient au trépas.
« Envoie-moi ton cœur pour me soutenir. »
Une métaphore...

 
CE QUE MURMURE LE VENT
 
Mardi

Audoin redemanda à mourir et cette fois quelqu’un répliqua : « Plus tard ! » Servait-il de cobaye ou bien étaient-ils trop nombreux à revendiquer la même chose ? Un peu plus tard, un parfum plaisant, du mimosa mélangé à de la fleur d’acacia, peut-être un soupçon de violette, se répandit dans sa chambre. Le vent n’apporte pas forcément la tempête. Il réclama à tout hasard :
— Quelqu’un va-t-il enfin me donner la mort ?
La réponse fut directe :
— Non !
— Qui parle ?
— Moi, Hélène ! Et la voix ajouta : de Senlis.
— Ça me fait une belle jambe… mais je trouve votre présence agréable !
Il entendit le bruit d’un tabouret qu’on déplace doucement puis une main délicate se déplia en corolle et déposa sur son lit quelque chose qui remonta lentement jusqu’à son bras gauche. Il sentit une douce tiédeur, comme un petit animal qui ne lui sembla pas plus gros qu’un lapereau. Il essaya de le caresser, mais des dents lui saisirent un doigt, sans serrer, pour lui montrer qu’il ne fallait pas aller trop loin, puis il se blottit au creux de sa paume.
 
LES BAS NOIRS
 
Après avoir échangé avec Pierre quelques souvenirs à ne pas mettre dans un carnet de bal, elle se faufila parmi les invités déguisés, toute de noir vêtue, une longue soie indienne indigo autour du cou. Elle s’assit au piano et plaqua quelques accords ; personne ne se préoccupait d’elle. Elle appuya sa nuque sur le dossier du fauteuil et s’endormit. On aurait dit un croquis d’Ingres jeté dans un monde profane. Jana conseilla à Pierre de la laisser, on éviterait ainsi la première salve de propos assassins. Avec une furieuse envie de rire, il abonda en son sens mais resta, à son propre étonnement, d’une correction exemplaire. La situation l’agaçait. Il se dirigea vers la cuisine pour aller chercher du café. Après en avoir glissé une tasse devant elle, il posa la main sur son épaule, ce qui eut pour effet de la sortir d’un rêve où elle était visiblement mieux.
— Voici le précieux breuvage !
— Ça fait longtemps que je dors ? demanda-t-elle.
— Non… mais assez pour avoir échappé au discours soporifique de Gwendal ! Bon, bois ça et ensuite joue pour moi, ça en rebranchera peut-être d’autres !
 
PLUME
 
L’instituteur avait fait entrer les élèves dans la classe et s’était assis à sa table. Avant de procéder à l’appel, il demanda au nouveau de se présenter.
— Comment te nommes-tu mon enfant ?
— Plume de rouge-gorge, monsieur.
— Ce n’est pas un nom cela, ni même un prénom…
— Mais c’est le mien dans ma tribu, celles des Cherokees !
— Tu dois comprendre que je ne peux pas t’appeler ainsi ! D’ailleurs, ce nom ne figure pas dans mon registre.
— Si ! C’est Plume de rouge-gorge parce qu’il porte la mort sous son cou.
— Il ne faut pas penser à ces choses-là… L’enfance, c’est l’innocence !
— Moi, c’est pas pareil. Je vais bientôt rejoindre les neiges éternelles.

 
MALICIA
 
« Bonhomme imitait parfaitement le cri du chat-huant ; comment fut-il recruté, nul ne le sait. Son drame, c’est cette histoire d’amour, car il y perdit plus que la raison.
À travers l’épaisse fumée qui se dégageait du bois humide du feu de camp, il fixait l’horizon jusqu’à la nuit, plongé dans des rêveries peuplées de hobereaux, de princesses et de dragons. Il sentit une main se poser sur son épaule puis il entendit une voix, à la fois douce et profonde : "Alors jeune homme, on a rejoint les royalistes du marquis ?" Il se retourna en tremblant. "Mon prénom est Malicia, mais mon nom doit rester secret, lui dit-elle, car je dois protéger ce qu’il me reste de famille. Peu d’entre nous ont échappé à l’extermination !" Très intimidé, Bonhomme se fit violence et osa la regarder en face. Il n’aurait jamais imaginé qu’un jour il côtoierait une aussi belle jeune femme quand, au risque de se rompre les os, il grimpait dans le tilleul pour entrevoir les réceptions au château de sa bourgade natale. De ses beaux yeux vert jade constellés d’éclats dorés émanait une froide détermination et de tout son être, un singulier mélange de grâce et d’extrême lucidité. Il dénota aussi un semblant de cruauté dans sa voix. »
 
LA PORTE DE VERRE
 
Le vitrail se déforme et grimace, ils sont revenus. Les masques effrayants se tiennent derrière la porte de verre, ils attendent mon premier faux pas. Je suis foutu si je l’ouvre. Celui qui la traversera paiera un lourd tribut au dieu des fantasmes du crépuscule. Des silhouettes noires dansent dans le vent tachant l’obscurité sans espoir, rapaces nocturnes transpercés de flèches, grands cierges affûtés comme des sabres. Dans ce monde incertain, les allers sont achetables, mais les retours se négocient à prix d’or au marché de l’aube. Nul ne peut dire comment sera la nuit : longue, vénéneuse, charbonnée, éclatée ou statique ? Les ténèbres voient tout, savent tout, sur tout. Elles connaissent mes peurs, mes désirs, mes pensées les plus terrifiantes. Elles se repaissent de mon accablement, elles se nourrissent de moi.
 
LE BATEAU CÉPHALÉE
 
À plusieurs reprises, un curieux phénomène s’était produit, le bateau avait rompu ses amarres pour ne revenir qu’à la tombée du jour, naviguant sans personne à son bord, comme une entité vivante et indépendante. La logique veut qu’un voilier ne glisse sur les flots qu’avec un équipage au complet, mais Joachim avait dû se rendre à l’évidence, le sien possédait une vie propre, une âme. À force d’y mettre trop d’amour, le mauvais œil avait-il gagné le navire ? Il avait fini par penser qu’il n’aurait pas dû lui parler comme à un être humain en le construisant. Cependant, les villageois et les touristes qui embarquaient régulièrement ne se préoccupaient pas de qui le gouvernait et cette totale confiance ne s’incluait pas dans ses attentes. L’entreprise avait échappé à son créateur. Les arbres n’étaient pas morts, ils survivaient à travers elle, et les badauds se faisaient complices d’un bâtiment incontrôlable. Une sorte de Golem s’était concrétisée entre ses mains. Il aurait dû se satisfaire de ce pied de nez aux conventions, mais dans un monde englué dans le matérialisme, la hantise d’être différent s’ajoutant à cette œuvre alchimiste avaient produit un imprévu décapitant.
 
NUIT AVEC BROUILLARD
 
La lumière revint après une courte panne d’électricité. En entendant la chasse d’eau, Lucca pensa : Dire que nous sommes constitués de soixante pour cent de liquide ! pendant qu’un homme claquait la porte des toilettes en jurant qu’il ne remettrait pas les pieds de sitôt au Hilton de New York – c’était sûrement un Français, ils ne savent que râler quand ils voyagent à l’étranger. Il remonta derrière lui. Dans le hall de l’hôtel, quelqu’un avait oublié La Métamorphose de Kafka sur la table basse du salon ; il voulut saisir l’ouvrage écorné, mais il ne put l’attraper, des pattes de coléoptère avaient remplacé ses mains. Après avoir jeté un coup d’œil circulaire, il les dissimula dans ses poches ; par chance, personne ne le regardait, mais il n’était pas au bout de ses surprises. La grande glace biseautée, accrochée au-dessus d’un philodendron, lui renvoya l’image d’un insecte vêtu d’un imperméable et il reconnut parfaitement la tête d’un lucane mâle avec ses mandibules si caractéristiques en forme de bois de cerf. Que s’est-il passé pendant la courte panne d’électricité ? Quel magicien alchimiste pouvait être responsable de cette odieuse transformation ? Lucca eut envie de hurler, mais il réprima d’instinct cet acte qui ne pouvait qu’attirer les regards sur lui. Il devait redescendre aux toilettes pour inspecter le reste de son corps.
 
SUPPLIQUE MÉDIÉVALE
 
Un homme de la piétaille lui tendit un message ; en une fraction de seconde, il comprit. Le temps du deuil était venu. Son chagrin assombrit le paysage alentour, la haute tour lui parut encore plus sinistre. Il est des amours de cristal comme il est des morts de soufre amer. Commença alors la danse des chandelles portées par les soignants. Et toujours ces capes blanches frappées de la croix rouge du Temple. Il les avait vus arriver le jour précédent, lentement, contrairement aux chevaux de l’Apocalypse, malhabiles, désarmés, impuissants. Il les connaissait tous. Le plus âgé d’entre eux avait extrait d’un coffre des pèlerines immaculées pour la cérémonie du final d’une vie ; puis ils avaient enserré leurs pieds dans de grossières bandes d’étoffe et avaient disparu à l’intérieur du donjon. Au matin, des incantations et des chants funèbres réveillèrent Luther, les pénitents se flagellaient les épaules avec du buis et de la lavande en bouquet. La veille au soir, un bûcher avait été dressé dans la cour intérieure. Un moine de la confrérie des Justes s’en approcha. Une cordelette terminée par une petite croix de métal forgé maintenait sa longue coule blanche ; le capuchon qui cachait son visage ne laissait entrevoir que ses yeux. Il recouvrit les bûches d’un drap brodé aux armoiries de la famille : un être bicéphale à tête de mort lisant les écritures. Un homme d’une taille exceptionnelle sortit du bâtiment.
 
PETIT TRAIN DE NUIT
 
PETIT TRAIN DE NUIT, DE PLUIE, DE FRAYEUR... Je suis seul dans la nuit avec mes angoisses et mes peines, mes souvenirs épinglés comme des décorations militaires. Une lave de pleurs enflamme ma poitrine, me gonfle le ventre ; de mes mains jaillissent des pierres que je jette sur cette couleuvre éclairée de l’intérieur ; elle serpente, descend, s’évanouit dans le noir. Noir total. De mon être fusent mes rancœurs, ma colère ; je me sens abandonné, anéanti par cette in¬supportable existence. La fraîcheur occasionnelle des flots de larmes qui se déversent dans mes poumons ne suffit pas à éteindre ce volcan thoracique. J’ai sûrement mérité cette vie…

PETIT TRAIN DE NUIT, DE PLUIE, DE FRAYEUR... Une intense chaleur envahit mes joues. Mon désespoir en costume de remords plaque de douloureux accords ; les cordes de l’instrument s’enroulent à ma gorge et commencent à m’étouffer. Serrez, charmantes poétesses, diminuez ce temps qui s’écoule dans mes veines ! Pour un suprême bienfait, bloquez ce sang qui s’épaissit !
 
LE FUNAMBULE
 
Lorsque Laura descendit de son cheval de nacre, son armure de corail ne fit aucun bruit. La jeune prêtresse s’adressa à l’homme :
— Es-tu le funambule ?
— Oui, je le suis ! répondit-il, étonné.
— Alors, voici mon message :
« Ta vie durant, tu chemineras sur une corde raide, en équilibre entre deux femmes : la plus âgée dissimule une faux sous sa cape, mais la plus jeune n’est qu’amour. Parée de velours noir, la première tentera de te persuader : “Suis-moi, et tu connaîtras des plaisirs insoupçonnables, des sensations subtiles. Je suis ton destin.” La seconde, nimbée de douceur, t’aidera à combattre : “Ne lui cède pas, sans moi tu n’es rien, je suis ta providence ! Je peux ce que tu n’oserais même pas imaginer.” Et tu devras choisir ! »
 
L’INCONNUE DU CIMETIÈRE
 
Des travaux de voirie associés au mutisme de ce citoyen trop discret provoquèrent l’intrusion de la force publique dans l’habitat de la faune et de la flore. Après avoir passé un barrage impressionnant de toiles d’araignées, les hommes entrèrent dans le salon. Personne n’aurait cru le lieu inhabité : la chaudière dispensait une douce chaleur, les lampes s’allumaient et s’éteignaient au gré du jour, et les volets simulaient une présence matin et soir. De surcroît, le montant des factures avait toujours été prélevé normalement. Assis devant un équipement informatique, dernier relais avec la vie dans cet univers morbide, un être momifié semblait commander les fonctions de la maison.
 
CHIENNE DE VIE
 
« Baisse du taux de calcium dans l’os » disaient les analyses, et Robin, hospitalisé pour une douleur au tibia, se réveillait sur une épaisse plaque de marbre, le ventre ouvert, fendu comme un melon trop mûr, sous des spots qui diffusaient une lumière bleutée. Une légitime panique s’empara de lui pendant qu’un homme vêtu de blanc s’approchait :
— Et celui-là, quel diagnostic ?
— Décalcification du membre inférieur... gauche, je crois ! ânonna un subalterne.
— Très bien... très bien tout cela !
D’un geste brutal, il arracha la jambe en question, mais Robin prenait tellement d’analgésiques qu’il ne s’étonna pas de n’avoir ressenti qu’un déplacement du plan dur et froid faisant office de brancard. Au fond de la salle, il devinait des bocaux sur une étagère ; les formes à l’intérieur ressemblaient à des humains en réduction. Robin ne comprenait plus où il se trouvait. Devant son trouble, le transfuge des Jivaros éclata de rire :
— Charmant violon d’Ingres, n'est-ce pas ? Ainsi réduites et enfermées dans ces bocaux hermétiques, les épouses de mes patients deviennent d’une exceptionnelle docilité ! Et d’une discrétion incomparable !
— Mais… vous êtes un monstre !
— Attendez la suite, vous fanfaronnerez moins.
 
CE SERA UN BEL ÉTÉ
 
Je me retourne, le cuisinier répète : « Vous ne trouvez pas que ce sera un bel été ? » En d’autres temps, sa face rougeaude surplombant un chapon farci m’aurait fait sourire, moi la conscience qui séjourne dans l’ombre, qu’on écoute parfois, que souvent l’on ignore, mais j’ai plutôt envie de dire : « Amusez-vous bien gentes dames et jolis messieurs ! Les heures sombres arrivent ! »

En ce mois de juillet 1788, c’est en effet un bel été sur les bords de la Loire. Sous des cumulus égarés dans un ciel bleu de cæruleum, la fête bat son plein dans l’immense domaine du duc de Lansay, subtil mélange de mathématicien et d’astronome, ouvert aux idées nouvelles, et proche des encyclopédistes. Un filet d’eau dérange les carpes du bassin alors qu’au pied des escaliers, une centaine d’invités jacasse de tout et si l’on prête un peu l’oreille, surtout de rien. Une femme âgée coiffée d’un bonnet de coton blanc monte péniblement jusqu’au palier avec une tasse de thé glacé et disparaît dans le petit couloir menant au cabinet privé de son maître. Une porte claque, bruissement de jupons, pas précipités, la servante décomposée balbutie du haut de la corniche : « Il est arrivé malheur ! Monsieur le duc est mort ! » Elle s’étrangle : « On l’a tué ! »
 
MANFRED LE COPISTE
 
En ces temps expiatoires aux chaleurs extrêmes, aux vents affolés et aux pluies diluviennes, les espèces cloisonnées ont fait appel à Clara la chauve-souris pour réguler ces impressionnants déferlements. Le soir, elle recouvre de ses ailes la ville qui s’endort, tamisant les faisceaux de la lune qui stimule sa prodigieuse aptitude à protéger. C’est, pour Manfred le copiste, un moment d’apaisement dans ses propres contrastes ; dégagé de ses querelles intérieures, il tente de se régénérer, car ses journées sont longues et harassantes. Des deux phases qui les décomposent, celle du matin est la plus éprouvante, il doit chasser les prédateurs qui s’estompent l’après-midi venant. Libéré de leur présence, un calme perceptible s’installe dans la fluidité de ses pensées et il poursuit le cours insensé de son existence.
 
LE VOYAGEUR
 
La cloche de Saint-Germain l’Auxerrois sonnait deux heures du matin quand le rationnel fit place au fantasmagorique. Charly longeait le Pont-Neuf, la bise piquait mais il ne sentait pas le froid. Il passait devant la statue du Vert-Galant lorsqu’il vit de la lumière dans les étages de la Samaritaine alors qu’habituellement ses vitres sombres luisaient sous la lune. Tout en observant les silhouettes qui s’y déplaçaient, il parcourut les quelques mètres qui le séparaient du quai du Louvre et buta sur une armée de petits lutins qui manipulaient de gros sacs de jute d’où sortaient des costumes de Père Noël. Le plus âgé qui semblait très doué pour crocheter les serrures lui rappelait ceux aux couleurs devenues pastel illustrant les livres que sa grand-mère lui lisait le soir, les seuls lutins qu’il connaisse. À l’intérieur du magasin, ses compagnons pillaient les rayons, peluches, jouets et autres colifichets emplissaient rapidement leurs coffres. Sur le seuil, Charly, médusé, lâcha le 33 tours des concertos pour piccolo de Vivaldi qu’il tenait sous le bras. L’un d’eux signala sa présence d’un mouvement du menton à l’ancien qui indiqua par un hochement de tête qu’il n’était pas dangereux et, sans plus se soucier de lui, ils continuèrent leur étrange trafic. Il trouva cette marque de confiance plutôt flatteuse, car il ne portait pourtant pas sur le front l’inscription rêveur professionnel.
 
LE FANTÔME DU MAURE
 
Dans le petit jardin de curé entouré de hauts murs, derrière un vieux pied de romarin enchevêtré dans les racines sculpturales d’un noisetier, un étourneau puis deux, puis vingt, se posèrent sur une tombe comme pour dire : « Attention, chasse gardée ! » Elle semblait très ancienne et portait pour seule inscription deux initiales et une rose gravées dans le granit usé. Soucieux de ne pas troubler les authentiques propriétaires de cette portion de nature préservée, Brian se dirigea vers la propriété. Sur le sycomore de la grande allée, il distingua 1647 au milieu d’un cœur creusé dans l’écorce, le reste se perdait dans la mousse complice du vent du nord. Il pénétra dans la maison. L’odeur de moisi qui régnait dans le vestibule sans éclairage l’incommoda. Un escalier de marbre avec une rampe en fer forgé desservait les étages. Il entrait dans le salon dont les murs étaient ornés d’une quantité impressionnante de tableaux quand il crut voir une silhouette. La forme vaporeuse engagea la conversation :
— Ne vous contractez pas, je lis dans vos pensées. Vous n’avez pas cru me voir, vous m’avez vu. Je suis un fantôme, le fantôme du Maure : M-a-u-r-e, l’ami de l’ancêtre du défunt propriétaire. N’ayez pas peur ! Je peux vous expliquer ma présence ici, si vous le souhaitez…
 
LA FEMME DU PORT SANS NOM
 
Il prend le téléphone et demande à l’opératrice un numéro à Bagnolet. Elle l’informe d’une voix gênée que, pour ce secteur, les lignes sont coupées :
— Vous savez, c’est l’exode !
— Bien sûr, ici aussi le fil de la vie est coupé...
— Pardon ?
— Non… rien, merci.
Il faut remercier pour ne pas obtenir ce dont on a besoin.
— Sachez que je suis de tout cœur avec vous. Soyez fort ! Vous êtes le dernier ! lui dit le médecin qui claque des dents sur le pas de la porte.
Il l’avait oublié. C’est vrai, il est le dernier à étaler ses larmes. Lorsqu’il reviendra, dans une autre vie, il sera étaleur de larmes ; il ira de porte en porte et demandera : « Voulez-vous que j’étale vos larmes sur votre visage pour que vous puissiez vaquer à vos occupations ? » Les bien-pensants répondront : « Ce n’est pas un métier, soyez sérieux ! La gravité vous va mieux que le rire », mais il aime mieux le rire qui agrandit les bouches, et qui donne bonne mine. Aujourd’hui, il a mal à la mine ; au cœur aussi alors il met sa main sur sa poitrine pour vérifier s’il bat encore. C’est peut-être comme la maladie, la mort, ça vient par bribes, par petits bouts de rien auxquels on ne prête pas attention… et une fois installée, allez la déloger !
La morte est apprêtée, il ne manquerait qu’un peu de rouge à lèvres pour qu’elle paraisse vivante. Au loin, les vagues frappent la digue, mais rien ne la gêne. Tom regarde une barque noire s’éloigner du quai ; c’est une barque des âmes, l’une de celles qui partent chaque jour et dont la destination n’est pas connue. Qu’elles ne fassent que des allers, il a du mal à l’admettre ; du mal aussi à accepter de ne plus voir ni tasse de thé ni petit four dans cette main immobile où ne circule plus ce sang qui se déplaçait dans les veines saillantes.
 
L’ARMOIRE
 
Jos pouvait rester des heures entières en contemplation devant la gigantesque armoire de son aïeule, celle de ses épousailles – « Du Louis-Philippe grand teint », disait-elle – et l’idée d’en faire son refuge cheminait doucement ; une maison dans la maison, un endroit où les fâcheux ne pourraient pas l’atteindre ! Il se décida peu après ses dix ans, et quand elle travaillait au jardin il prenait possession de son repaire. Un après-midi qu’il y était niché, de violents coups à la grille le surprirent puis des huissiers vêtus comme des croquemorts investirent les lieux : « C’est bien ici, ces gens n’ont pas payé la taxe sur le droit de vivre ! », et en peu de temps, les hommes de main vidèrent la demeure. Il entendit un bruit de serrure, tous les meubles furent sanglés et des vérins rapidement glissés dessous les soulevèrent pour les hisser dans un camion. Entre les chocs et les odeurs nauséabondes d’essence et de crasse, Jos finit par vomir. Ensuite, une voix ordonna : « Tout le gros mobilier dans la première réserve. » Les manutentionnaires déchargèrent puis le silence revint. Il était enfermé, pris au piège, mis sous séquestre ! C’est alors qu’il se souvint de ce que lui racontait sa grand-mère : « Ton grand-père prétendait qu’il existe dans l’univers des puissances dont nous ignorons tout, qu’elles sont les amies de la destinée. En 1918, il n’avait guère de chance de revenir de la guerre, mais il avait le don, celui de survivre. Et tu as le même ! »
 
QUINZE ANS SANS LARMES
 
Cette nuit, elle a quitté la lumière pour une autre, totalement inconnue. Le passage entre les deux berges du fleuve boueux de la vie reste un grand mystère que Charon aime tourner en dérision. Les dieux n’ont pas de port alors, pour d’autres, de l’autre côté, c’est la pesée des âmes. Horus plane, impitoyable, filtrant au fil du temps les nuages amoncelés par des corps que des sédiments enseveliront un jour. Réconfortant. Parfois, ses rives dérivent ; se fier à cette géographie devient déraisonnable. S’il existait un eldorado au delà du fleuve, on le saurait depuis tout ce temps... ce temps calculé qui s’échappe entre nos doigts comme un sable chaud au couchant. La moindre semence gaspillée nous sera inexorablement décomptée. Elle s’est dressée, elle ne m’a pas reconnu. Nous venions pourtant de partager la même table, jouer les mêmes jeux, mais elle s’est jetée de sa tour ; plusieurs ronds incertains, quelques sauts de cabri, une dernière révérence, le choc contre l’armoire… puis le calme absolu de l’écran de cristal : l’électroaffection affichait un tracé plat.
 
KEVIN ET GAËLLE
 
Elle parlait peu de son enfance et ne connaissait de ses géniteurs que des contours informes, entrevus à travers un mur épais et translucide, construit année après année. « Je ne comprends pas quel est mon point commun avec ces gens », déplorait-elle. Elle souhaita cependant que Kevin les rencontre, car, pour lui, l’énigme de ce silhouettage pesant, enclavé dans les diagonales d’un objet de honte et d’indécence, se détruirait avec le temps.

Après un voyage par le train du grand extérieur, il se trouva face à deux succédanés de parent, les percevant dans le flou, étonné de leur bizarre déplacement dans un espace pourtant identique au sien. Il pensa même que son imagination lui jouait des tours, mais deux personnes ne peuvent se tromper en même temps. Des photos étaient posées sur un meuble, les personnages y figurant semblaient à peine humains. Il faillit déclencher un incident en demandant : « Pourquoi n’y a-t-il pas un seul portrait de votre fille ? » Une main traversa l’obstacle diaphane, s’empara du cadre et le retourna brutalement. Gaëlle avait raison, qui étaient vraiment ces gens ?
 
ALLÉE DES CYPRÈS
 
Certaines fièvres ne germent pas dans notre sang, elles sont issues de nos gènes. Sans rémission, comme la saignée purificatrice, la nuit souveraine nous en fait vomir des fragments…

C’EST UNE HORRIBLE NUIT DE CAUCHEMARS, une nuit aux mains multiples comme celles d’un embaumeur enveloppant des corps imprégnés de myrrhe ; une nuit au spectacle désolant, poussant le vertige aux confins du ridicule ; une nuit bâtarde où l’envie de se jeter dans le vide se joue des interdits de la conscience ; une nuit pour périr dans les flammes, pour se pendre à une grille avec comme espoir ultime la compassion d’une douce passante qui porterait, constat dérisoire, une faux effilée pour unique atour ; une nuit où la belle mort est celle de l’autre, du poète, de l’artiste.

C’EST UNE NUIT DE LARMES où l’oiseau voit le chat innocent dévorer son petit ; qui n’a, pour dissoudre son chagrin, qu’un gala d’étoiles, pas même filantes.

C’EST UNE NUIT ORPHELINE pour admettre que le petit cercueil né avec vous, déjà trop lourd dans l’enfance, vous accompagnera chaque jour de votre vie.
 
LE PETIT CHEVAL BLANC
 
Aux premières lueurs du jour, j’ouvre mes volets, geste du quotidien. Au bout de la rue, les émeutiers attendent derrière les barricades, prêts à en découdre avec les forces de l’ordre, face à face. Le sang n’est plus lavé, mais depuis l’origine du monde, l’humanité vit sur un immense charnier, et en ce mois de mai, un temps déraisonnable où chacun croit détenir la vérité, personne ne s’en soucie plus. Que de l’ordinaire, mon pauvre petit amour ! Puis mes yeux se portent sur un petit cheval, assis sur son derrière, devant le portail. Il me fixe : « Me laisserez-vous entrer ou préférez-vous que ces barbares me lapident ? » Il est beau, blanc, menu et il parle. Quoi de plus normal ? Je dépose le crâne, témoin de l’éphémère, qui ne me quitte jamais et je descends, armé de mon trousseau de clefs. Il entre comme s’il avait toujours habité ici puis ressort et se dirige vers le jardin : « Ne m’accompagnez pas, je connais le chemin ! » Suis-je bien réveillé ? Je le laisse à ses occupations, j’ai du travail à finir, et je referme la porte.

Le lendemain, le lilas de Perse embaume l’air doux du matin et, mon pauvre amour, je crois bien que je l’avais oublié ! Le petit cheval dort près de la haie, sur ta tombe ; les myosotis sont un peu écrasés, mais rien de grave, on ne reçoit pas tous les jours un tel invité.
 
LA GRIFFE
 
L’homme s’était endormi quand l’oiseau s’attaqua au gant. Il ne parvenait pas à entamer le cuir qu’il tirait avec vigueur ; sous la puissance de ses efforts, l’homme s’éveilla. C’est sa curiosité qui provoqua le désaccord. Pour le faucon, il n’y avait qu’une issue, la séparation ; il prit son envol et disparut vers les sommets. L’homme l’appela, le chercha sur leurs lieux de chasse, parcourut des kilomètres, l’oiseau restait introuvable. Avait-il rejoint un autre château ? L’hypothèse paraissait vraisemblable. Son compagnon lui manquait, il ne comprenait pas cette rage soudaine contre son gant ; rien ne serait plus comme avant et le seigneur devrait s’habituer à cette idée. Sa vie devint ennuyeuse, la morosité s’installa. Le malheureux gentilhomme décida d’abandonner son domaine accordant, par cela, une faveur à ses gens. Il chemina de longs jours, de riches abbayes en monastères désolés, d’épaisses forêts en territoires marécageux, jusqu’au bout de ses forces. Il s’arrêta sous un arbre, son errance se terminait là, adossé à l’écorce, pour se laisser mourir.
 
DRÔLE DE VIE
 
Pablo allait fêter ses trente ans quand l’âme de sa génitrice rejoignit celle d’un mari épuisé au labeur de ses caprices. Il ne se déplaça pas pour reconnaître le corps défiguré dans l’incendie du véhicule et personne ne fut choqué par son absence à l’enterrement. Juste avant sa mort, elle lui avait offert une vieille Remington et quelques ramettes de papier alors, de temps en temps, Pablo glissait une feuille sous le chariot du gros scarabée noir, comme s’il compatissait à son inutilité. Un après-midi, un cliquetis venant du rez-de-chaussée interrompit sa sieste ; il s’avança sur le palier, la maison était silencieuse. Qui aurait pu utiliser la machine ? Sûrement pas la femme de ménage. Conditionné depuis toujours par une vie monotone, il pensa qu’il avait rêvé. L’incident se reproduisit la nuit suivante, mais cette fois, le courage lui manqua pour descendre. Il ne croyait ni à la télékinésie ni aux fantômes et pourtant, le ruban imbibé d’encre, animé d’un devoir de mémoire, écrivait l’histoire de plusieurs générations. Il découvrait avec effroi l’extrême complaisance envers l’occupant de ses grands-parents et de ses parents pendant la Seconde Guerre mondiale, et la nature même de ces révélations annihilait l’envie de connaître qui les divulguait. Puis un jour, la frappe s’arrêta.
 
LES DÉVOREUSES DE PARTICULES DE LUMIÈRE
 
Vous les croyez parties, elles reviennent, ces petites particules irascibles et tenaces accrochées à vos basques. Elles remontent le cours de votre vie et chacune de leurs expériences se révèle unique. Oserai-je dire que là, réside leur charme ?

Elles dévorent des décibels de musique, digèrent, éructent, s’incrustent comme des coquillages dans la roche, éclatent en monceaux de fragments colorés, vomissent des pollens, aggravent mille allergies. Elles manquent de bienséance… Elles vous ont choisi, c’est avec vous qu’elles veulent en découdre. Elles sont incontournables. Pour un atome de soulagement, pour un axiome de bonheur oublié, vous intégrez leur délire, prêt à leur faire confiance.
 
LE SERPENT
 
Je suis venu te dire, maman, que je deviens le serpent que je ne voulais pas être, ce chasseur redoutable, humide et froid, que l’on craint, qui s’efface dans l’obscurité, ondule et s’enroule avec précision, prend l’aspect du bois, l’apparence d’une plante, se dissout dans le biotope ; celui qui a fait du mimétisme une réalité.

Je suis venu te le demander, maman : pourquoi suis-je le mal-aimé ? Pourquoi ai-je dû m’incarner ? Quelles raisons m’obligent à muer, à défier les lois de la nature ? Pourquoi dois-je, ici-bas, subir mille tourments ? Le serpentaire, cet infatigable rapace mangeur de reptiles, me terrorise ; chaque frémissement de l’air agace son aigrette, son œil perçant détecte le moindre de mes gestes, ses plumes noires évoquent la mort ; vais-je connaître le grand secret ? Je suis libre, suprême consolation, mais dans l’ordre des choses, celui qui sait doit périr.
 
LE ROUGE-GORGE GRIS
 
Il rentrait avec Juliette, le crépuscule tombait. Une odeur intolérable se dégageait des cadavres qui jonchaient les bas-côtés. Les vivants qui les dévisageaient en dansant la carmagnole l’effrayaient presque plus que les morts. Il serra la main de sa nounou qui l’obligeait à regarder : « Souviens-toi de cela dans les moindres détails, petit homme ! Je ne sais pas pourquoi ils t’ont épargné, mais il doit y avoir une raison. Tu devras raconter ce qu’il s’est réellement passé à tes enfants, et tes enfants à leurs enfants. Tout ne sera pas écrit dans les livres d’histoire… » Ce massacre, on l’appellera plus tard "Révolution".

Un amoncellement de corps aux têtes détachées, plus rouges les unes que les autres, en phase de putréfaction, jalonnait le chemin. Faux, fourches, outils de fenaison formaient des bouquets aux fleurs sanglantes ; autant d’armes brisées, inutilisables, maculées, dont on n’aurait pu dire si elles avaient servi à la vie ou à la mort. Les oiseaux avaient déserté les arbres, les cadavres qui pendaient aux branches avaient remplacé les nids douillets. Il ne reconnut pas immédiatement les gens qui s’occupaient quotidiennement des terres. Alors que d’habitude ils riaient avec lui, leurs faces haineuses lui crachaient maintenant au visage ; sa logique immature ne savait concevoir un tel revirement.
 
NUIT CARNASSIÈRE
 
Nuit du martèlement de l’asphalte, tambours crevés d’où s’échappaient des émanations nauséabondes de carburant. Soudain, comme une frêle ballerine, l’allumette se posa sur le liquide attentif. Embrasement du sol qui se déforma, laissant entrevoir une terre trop cuite, inapte à de futures poteries. Des cocktails Molotov déchaînaient des feux d’artifice imprévus, attisaient les platanes, des affiches s’enflammaient, fumerolles improvisées, inattendues ; une fumée noire s’élevait de pneus adossés à des carcasses métalliques. La cité tentaculaire avait produit sans savoir, elle était confrontée à ses créations. Trop tard pour un apaisement !
 
L’AGUEUSIE DE LOPE DE AGUIRRE
 
Des gouttes se faufilaient par les interstices de son armure ; il prit peur car le liquide qui n’était pas rouge, mais vert, annonçait sûrement une malédiction. Le monde végétal dans lequel ils s’enfonçaient était maintenant l’unique référence de ces soldats décimés par ceux qu’ils nommaient les fils de l’Antéchrist. La nuit, les cris des oiseaux se confondaient avec ceux des humains alors, faute de pouvoir dormir, le surnom de « Sang vert », pour désigner Antoine, commença à circuler dans le campement. Après des mois d’errance, ils durent se rendre à l’évidence, ils ne reviendraient jamais en terre chrétienne, ils étaient définitivement perdus pour la civilisation. Puis arriva le moment d’extase suprême : plus de vent, plus de chaleur insupportable, plus de bruits d’animaux et, surtout, plus de hurlements humains. Le silence absolu, comme un sacrement tardif. La vie s’était suspendue. Une ville ignorée, entièrement dépeuplée, se livrait à eux comme un tombeau béant au fond d’une cuvette verdoyante. On aurait pu croire qu’elle attendait Lope de Aguirre.
 
TRANSITION
 
LE DÉCOR S’INSTALLE… Au fil des lunaisons, végétal et animal apparurent dans ce monde serein donnant un avant-goût du paradis. Des éclats d’obsidienne juxtaposés composaient la montagne comme de surprenantes langues noires et brillantes qui semblaient lécher le ciel d’un bleu glacial ; le sol rougeâtre, imprégné de bauxite, précédait un parterre parsemé de diamants bruts et de jaspe vert.

SOUPÇONS… Jour après jour, des petites fissures creusaient la plaine ; elles s’élargirent, libérant des vapeurs soufrées et nauséabondes qui s’élevèrent dans l’air, le rendant irrespirable. Une faille s’ouvrit alors et des silhouettes surgirent ; d’humain, elles n’avaient que la forme. Elles s’organisèrent en file et envahirent la vallée.

LES SILHOUETTES… Deux trous noirs inexpressifs flottaient au milieu de la toile rugueuse qui recouvrait leur faciès. La lance terminée par une hélice horizontale qui constituait leur bras gauche lui donnait un aspect effrayant ; les ailettes capturaient le vent, desséchant tout sur leur passage. Les silhouettes imbibaient l’espace, l’aridité dévasta l’environnement, elles installèrent la mort sur des kilomètres.
 
UN HURLEMENT DANS LA NUIT
 
De qui parle donc la vieille Aurore quand elle répète : « Je l’avais bien prévenu ! », en passant chaque jour sur le chemin des Cornues, frappant du bout de sa canne quelques noix de l’automne précédent ? Les siècles avaient rasé de nombreuses fois la longue barbe échevelée, grasse et drue, de cette antique et sombre terre qui comptait déjà 2050 années chrétiennes. Pourtant, on entendait toujours le cri effrayant dans la nuit, et c’était pire l’hiver, la saison où cette affaire avait pris fin. Un jour, elle raconta l’histoire à l’enfant sauvage des mûriers, le seul qui la connaisse maintenant…

« C’est vers 1330 que disparut le seigneur Michel des Noyers. Qui aurait alors pensé que sa descendance apporterait dans le vieux château cette électricité que l’humanité gaspille aujourd'hui ? À cette époque, on profitait du soleil jusqu’à son déclin puis les flammes de l’immense cheminée prenaient le relais pour une veillée dans la salle commune, mais de nos jours, des trains supersoniques passent par-dessus la bâtisse, sous le halo de la lune colonisée, vaste toile d’araignée obscène cohabitant avec des nuages égarés sous la voûte céleste. Le progrès empile faute d’espace au sol ! Finie la guerre de Cent Ans, place aux chenilles du futur qui émettent de curieux sifflements. Le château gémit quand passent les convois de fret ; et parfois, il émet des hurlements lugubres…
 
DISLOQUÉ
 
« Ils sont venus un matin, cagoulés, les hommes en noir. Pourquoi tant de haine dans leurs yeux ? Peut-être parce que la haine est un paragraphe de la mémoire, un endroit où l’on évite d’aller. Entraîné de force, il regarda sa mère lui faire signe de la main, devenir de plus en plus petite, jusqu’à n’être qu’un point noir sur un tableau gris. Le froid et l’humidité gommaient la douceur du foyer. La puanteur du mauvais vin vomi près de lui révélait la conséquence de ses actes ; mais le vin dégueulé a toujours empesté ! Litanie de la peur et de la souffrance... Combien de fois faudra-t-il l’écrire à la craie ou avec du sang ? Il avait mal aux cheveux, mal aux yeux. Mal aux prières faites en hâte ! Il faut toucher le fond pour remonter... mais, le fond, c’est quoi ? Du sable noir avec l’empreinte de votre corps ? La sérénité vient de l’effacement, de la dislocation, de l’oubli.
 
LE MESSAGE DE L’ÉPEIRE DIADÈME ÉTAIT CLAIR
 
Ses pieds émergeaient d’une pelouse à l’anglaise fraîchement coupée et l’air sentait bon. Sur une petite tondeuse adossée au mur, une pancarte indiquait : « Pour gazon de salle de bain : à passer deux fois par semaine », et du distributeur d’essuie-mains sortaient des feuilles de tilleul partiellement manufacturées. Puis la pièce s’agrandit pour devenir un vaste hall. Elle entendit : « Messieurs, la cour ! », et la présidente du tribunal, ses assesseurs et les jurés s’installèrent dans un silence de mort.
— Nous allons juger aujourd’hui le spécimen ici présent pour un crime vieux de quarante ans, perpétré dans l’enfance, dit la présidente, une mante religieuse. Comme vous le savez, la prescription n’existe pas dans notre monde, celui des insectes, bien supérieur à celui qui revendique injustement le stade le plus évolué de la création !
Il y eut des petits rires et des crissements d’ailes, une cigale scanda même un air de rap. La présidente tapa avec un maillet en os humain sur son pupitre :
— Ça suffit ! Que la fête commence !
Elle rougit et se reprit :
— Je me suis trompée, excusez-moi… Que l’audience commence !
Puis elle demanda :
— Le spécimen a-t-il un avocat ?
— Oui, un avocat commis d’office, répondit le greffier. Nous avons eu du mal à le convaincre, personne ne voulait défendre un spécimen.
Valentine regarda autour d’elle. Il n’y avait aucun doute, le spécimen en question, c’était elle ! Comment mon cabinet de toilette a-t-il pu se transformer ainsi ? pensa-t-elle.
 
RÉGRESSIONS
 
Damien arriva devant l’entrée d’une grotte pareille à une bouche béante. Il savait d’instinct qu’en empruntant l’escalier métallique un peu rouillé, au centre, il trouverait l’explication à tous ses maux ; alors, comme un animal rebelle étranger à toute caresse, il commença à descendre.

L’intense chaleur qui se dégageait des marches aggravait ses incertitudes. Toutes sortes d’odeurs lui parvenaient ; de la pierre chauffée à blanc s’exhalait la plus forte, celle du soufre, qui lui souleva le cœur. Il eut envie de rebrousser chemin, pourtant il continua. Sur les murs burinés, des portraits gravés dans le basalte le représentaient à diverses époques de l’humanité ; il eut le sentiment d’avoir été à l’aise dans chacun de ces costumes. Plus il progressait, plus la moiteur suffocante s’infiltrait dans ses poumons. Ce qu’il vivait intensément l’imprégnait de nouvelles données. À une profondeur qu’il n’aurait su évaluer, il atteignit des cages où gisaient ses différentes mères, certaines portaient des noms imprononçables. Elles tendaient vers lui des bras lourds ; leurs yeux morts mettaient un point d’honneur à ne plus poser de questions. L’impression fugace de connaître cette scène misérabiliste le saisit.
 
SOUS LA VÉRANDA DU DIABLE
 
Pour moi, il était trop tard, et je pouvais toujours fredonner Mathilde est revenue, elle ne reviendrait pas, un pari audacieux que j’aurais pu tenir avec le diable. Et puis j’ai entendu : « C’est quand vous voulez ! » Je n’ai pas compris, le malheur, ça fait halluciner. J’avais déambulé au hasard, ma fiole d’absinthe dans la poche, mais ce jour-là, pas un flic à l’horizon. Dommage, parce que j’aurais préféré passer la nuit au poste, même en mauvaise compagnie, plutôt que d’être seul !

La soirée était bien avancée, pourtant, à la terrasse d’un restaurant au nom prophétique : Sous la véranda du diable, des gens dînaient encore. Une femme avec une jolie tête de colombe et son compagnon, un condor d’âge mûr, dévoraient un poulet devenu basquaise. Avec ma bouteille vide et Mathilde qui ne reviendrait pas, je n’avais plus rien à perdre. Je m’installai donc à une table. Un cerbère à faciès de chauve-souris me servit un apéritif plus vert que mon absinthe.
— Alors là, chapeau ! lui dis-je. Comment faites-vous pour trouver de l’absinthe plus verte que vert ?
 
JE SUIS GUÉRI
 
Je dois vivre chaque jour auprès d’un squelette, car tel est mon devoir. Ce n’est pas gai, mais ce n’est pas triste non plus, c’est comme ça. Cette promiscuité ne m’effraie pas, au contraire, c’est un beau squelette ! Il a l’air neuf, comme s’il n’avait jamais servi. Le matin, je lui apporte des offrandes, de préférence des fruits frais, de pays chauds et ensoleillés. Jamais, il ne prononce un mot de remerciement, pas une larme de compassion pour ce qu’il m’impose, mais ce n’est pas grave, je n’attends rien, il doit le savoir.
 
LE VOYAGE À L’ENVERS
 
Sans avoir l’âme d’un pisteur, simplement du temps, et la langueur du serpent, il décida de suivre l’inconnue et se laissa guider par son étrange parfum aux senteurs de cuivre et de cuir, ignorant ce qui le motivait le plus, le désœuvrement ou la curiosité. À la sortie de Lima, elle prit à pied la route qui mène à la cordillère occidentale, en direction de Tarma ; dans ce décor pourtant familier, Martial perdit sa trace après quelques kilomètres. Il revint sur ses pas ; la voie était sinueuse, mais la visibilité bonne, elle n’avait pu qu’emprunter le chemin à l’embranchement. Il marcha longtemps avant d’arriver devant une bâtisse en ruine, de style colonial espagnol. Il hésita puis finalement poussa la porte et découvrit avec stupéfaction un laboratoire ultramoderne encombré de flacons entreposés sur des plaques de pierre brute dont certains portaient la mention peroxydase ; il se souvint alors avoir lu quelque chose sur ces enzymes contenues dans l’hémoglobine du sang, dans une revue de vulgarisation : elles provoquaient le vieillissement en présence de l’oxygène. Qui pouvait donc mener des recherches dans ce trou perdu ? Trois individus en combinaisons étanches évoquant le terrible virus Ebola s’approchèrent de Martial qui reconnut la jeune femme derrière l’une des visières stratifiées. S’adressait-elle à lui ? il ne saisit que des bribes de phrases : « … de moins en moins d’oxydation… sur notre planète… agir maintenant... » Illuminés ou vrais scientifiques ? Difficile à dire.
 
LE CRUEL PARFUM DES ROSES
 
Les choses n’étaient plus comme avant. Rémi manquait d’enthousiasme, l’audace de ses idées avait dépassé ce corps qui finissait par se lasser d’elles ; il cherchait désespérément à trouver un point de rupture, cette quête l’épuisait. Lui qui adorait les fleurs éprouvait maintenant de la répulsion à les sentir. C’était le 20 décembre, il s’en souvenait parfaitement, car il faisait très froid, et la gelée blanche tenait au sol.

En passant devant la cage de Lucie, la chimpanzé qui lui souriait lorsqu’il traversait chaque jour le zoo de Vincennes, il eut envie de lui en parler et pourtant, il savait qu’il était stupide d’attendre une réponse, fût-elle à peine audible, d’un animal lui-même victime des humains. Accrochée à ses grilles, son bon regard décrivait les paysages de contrées lointaines. Pensant sans doute que la bête n’y verrait que du feu, le personnel avait installé un décor factice à proximité de son enclos, des palmiers et autres lianes exotiques. La neige qui recouvrait cette fausse végétation prêtait à rire, mais Rémi s’en garda bien.
Il l’appela. Elle s’approcha de lui et s’exprima avec un ton un peu emphatique, alors qu’habituellement elle ne prononçait pas une parole :
— Tu devrais consulter, lui dit-elle. Tu ne peux conserver toute cette tristesse à l’intérieur de toi. Tes amis ne s’en rendent-ils pas compte ? Si tu ne veux pas te confier à un médecin, rends visite au vétérinaire du zoo, il conviendra parfaitement à un animal supérieur. Il est d’ailleurs le seul, ici, à manifester un peu d’humanité !
Rémi aurait dû, à ce moment-là, rebrancher les fils de sa raison. Même évoluée, une chimpanzé ne pouvait parler un langage châtié digne des salons littéraires du XVIIIe siècle, c’était absurde.
 
LA CHAMBRIÈRE
 
Lausanne, Noël 1919.

Les temps se superposaient pour n’en former plus qu’un, plus réduit, mais plus puissant. Comme la vision terrifiante d’une réalité à laquelle nul ne peut échapper, la mort entrait en scène ; et pour avoir son heure martelée au clocher d’une anonyme chapelle, elle guettait le moindre faux pas, avec patience, pendant toute une vie. Le crépuscule d’une âme frappait les trois coups alors que Maria Irina veillait Carl Fabergé, joaillier russe fort apprécié de Nicolas II, son plus fidèle client.

L’homme avait le souffle court. Sur le petit cahier aux coins écornés posé dans le tiroir ouvert de la table de nuit, sous le titre en caractères gras : L’œuf et l’animal, était inscrit "À lire après ma mort". La jeune femme dévouée mais curieuse ne sut résister. Le moribond ne la voyait plus, alors, entre deux râles fétides, elle glissa le mémento sous sa blouse et disparut à l’office.
À la lumière d’une bougie vacillante, la dame de compagnie parcourut les premières pages décrivant les différentes phases de fabrication d’un œuf, pièce à chaque fois unique, ciselée à la main. Au milieu du feuillet suivant, le monogramme « N II » sur le papier jauni lui parut sinistre. Cette lecture l’assommait. Rébarbatif et sans intérêt, pensa-t-elle. Elle poursuivit péniblement sa lecture, les paupières brûlantes.
Ce livre est édité par - Alain Daumont
198 pages — Format : 15 x 23 cm
 

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Édition papier brochée : 19 €
ISBN 978-2-9171-0573-3
+ frais de port

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